Un lapin ne fait pas le printemps
Du coin de l’œil, il regarda le type assis contre le mur comme un fantôme d’Hiroshima imprimé sur la pierre, et passa sur le trottoir opposé. Maintenant, le type avait un lapin sur une couverture verte étalée devant lui. Il avait trouvé ça.
Il regarda le reflet du type dans de la vitrine de la boulangerie et la tache blanche du lapin. C’est pour les enfants, il pensa. Les enfants caressent le lapin, et après ça la mère est obligée de donner, parce que c’est encore les mères qui promènent les enfants. Les gamins n’approchent pas quand c’est des chiens, mais un lapin, ça c’est fort.
Il ne changeait pas de trottoir quand c’était l’enfant, et n’avait aucun mal à regarder l’homme par terre, ni à affronter son regard, au contraire, parce que ça ne se fait pas d’exposer un enfant dans la rue, de le laisser là dans le froid, sans rien lui donner à faire, sans rien lui apprendre, à le garder avec lui quand il aurait dû jouer avec d’autres enfants, et à le laisser dormir pour écourter l’ennui. Et ça n’était sans doute pas son enfant.
Un tel homme ne méritait rien.
L’homme avait fini par comprendre que l’enfant n’était pas une bonne idée, maintenant il avait un lapin. Qu’était devenu l’enfant ?
Au bout de la rue et hors de vue de l’homme contre le mur, il traversa à nouveau et se dirigea vers la station de métro.
Lorsqu’il arriva au bureau il pensait encore au lapin. Est-ce que c’était une initiative individuelle, ou s’agissait-il d’une stratégie mise en place par une organisation ? Est-ce qu’un comptable avait averti le chef de l’organisation que les rentrées étaient en baisse, et qu’il allait falloir abandonner les enfants ? Est-ce que le président de l’organisation avait mis en place une cellule de réflexion, un brainstorming avait-il été organisé dont il était ressorti qu’un lapin était préférable ? D’autres solutions avaient-elles été envisagées ? Quelqu’un avait-il proposé une mutilation, ou un texte particulièrement poignant écrit sur une ardoise, ou un autre animal que le lapin ?
A midi trente, il descendit à la cantine située au sous-sol de l’entreprise. Il prit un plateau et le fit glisser sur le chemin d’aluminium. Il s’arrêta pour prendre un ramequin de carottes râpées et une salade de fruits, avant de désigner à la femme derrière la vitrine avec sa blouse blanche un des deux bacs, celui avec le veau en sauce, l’autre contenant des filets de poisson blanc entassés, du merlan disait un carton plié en deux derrière la vitre. Avec le veau, il y avait le choix avec des pommes de terre, des haricots verts et du riz. Il prit du riz.. Il chercha une table libre et aperçut le nouveau responsable informatique qui lui faisait signe. Il s’assit face à lui. Ils avaient fait les mêmes choix pour l’entrée et le plat, mais le nouveau avait pris un yaourt en dessert et cela suffit à alimenter la conversation pendant les dix premières minutes. Ensuite, le nouveau l’interrogea sur son ancienneté et sur le fondateur de la société qu’il n’avait malheureusement pas eu la chance de connaître puisqu’il s’était tué dans un accident de parapente deux mois avant sa prise de fonction. Tandis qu’il répondait, il observa le nouveau qui alternait les morceaux de veau et les fourchetées de riz. A cause de la façon qu’il avait de mâcher en remuant aussi le nez, il pensa au lapin.
Quand il retourna à son poste de travail, il regarda sur internet à « lapin » et lu qu’il y en avait plusieurs espèces, que le blanc était la plus commune des domestiques et que l’espèce s’appelait Rex comme le Tyranausorus et les bergers allemands. Les plus gros lapins étaient les Géants des Flandres. Certains lapins avaient dépassé les vingt kilos et le mètre en longueur. Il trouva que le lapin, symbole lunaire de fertilité était un animal extrêmement mal connu.
Il faisait presque nuit et les réverbères étaient allumés quand il sortit du métro comme chaque soir entre 18h30 et 19h, car il pouvait lui arriver de dépasser de quelques minutes l’heure où il quittait le bureau ou qu’un incident retarde la rame. Le type était encore là, adossé au mur, les jambes ramenées sous lui, avec son lapin. Il passa sur le trottoir opposé, et pour justifier son geste entra dans la boulangerie et acheta un pain tranché et deux petits pains. Devant l’alignement de baguettes identiques il eut une pensée qui lui sembla surprenante et judicieuse en même temps. Tous les lapins blancs se ressemblant, rien ne prouvait qu’il s’agissait du même lapin. Un lapin malade se remplace facilement, et les gamins le regarderont toujours comme une vieille connaissance. Quelle était l’espérance de vie d’un lapin en milieu urbain soumis au stress et à la pollution ? Comment des gens qui vivaient dans de telles conditions pouvaient-ils être sensible au sort d’un lapin ? Il imagina un stock de lapins qui attendaient quelque part dans un hangar, prêts à servir de remplaçants à ceux qui tombaient au front de la mendicité.
Le lendemain, il choisit d’affronter la situation et resta sur le même trottoir. Il évita le regard de l’homme dont il entendit un « bonjour monsieur » mal articulé et porta son attention sur le lapin derrière la timbale en aluminium destinée à recevoir la monnaie.
Le lapin le regarda de côté, avec son œil rosé, tout en cisaillant son petit tas d’herbe sur sa couverture. L’iris dépigmentée du lapin qui laissait voir le fond de l’œil vascularisé et le trou de la pupille sombre et rougeâtre l’accompagnèrent pendant le trajet jusqu’à son travail. A midi trente il sortit et plutôt que d’aller à la cantine, mangea un sandwich sur un banc au pâle soleil de février. Il découvrit qu’un autre type avec un lapin blanc s’était installé contre le mur de la banque, près du distributeur de billets. Etait-il possible que ce soit le même lapin, un lapin que tous les types assis par terre se refilaient ?
Il passa une partie de l’après-midi à essayer de trancher entre la théorie du lapin unique et celle des lapins remplacés. A dix-sept heures il rejoignit le groupe de collègues qui se retrouvaient chaque vendredi en fin de journée pour un happy hour au Kosmos Kafé, avant de se séparer pour le week-end. Il prit deux bières, puis prétexta des courses à faire pour le dîner. « Même les célibataires doivent manger », dit-il à ceux dont il savait que quelqu’un les attendait. Avant de s’enfoncer dans les galeries du métro, il fit un crochet par le magasin d’alimentation où il avait l’habitude d’effectuer ses achats de dernière minute.
Il laissa passer une première rame bondée avant de monter dans une voiture. Il regarda les affiches des stations défiler et l’image des passagers sur la vitre quand le métro s’engageait dans les tunnels. Lorsqu’il ressortit à l’air libre, il tenait sa sacoche dans la main droite et le sac en papier de l’épicerie dans l’autre.
« Bonsoir monsieur », lança l’homme assis avec le lapin quand il l’aperçut qui venait vers lui. Il ne répondit pas, mais s’arrêta devant la couverture verte que le soir ternissait, plongea la main dans le sac en papier, se baissa et déposa une carotte devant le lapin. Le lapin poussa sur ses pattes arrière et flaira la chose qu’il entreprit presque aussitôt de la grignoter. Les lapins ont un champ de vision de 190° à chaque œil qui leur permet de voir le danger arriver, mais possèdent un angle mort devant, à courte distance, qui fait qu’ils préfèrent se servir de leur odorat, se rappela-t-il, puis il se redressa et s’éloigna, poussé par la voix de l’homme dans son dos qui disait quelque chose dans une langue qu’il ne connaissait pas.
Le jour suivant, il se leva à la même heure que le jour précédent et que tous les jours de la semaine. Il ne sortit qu’en fin de matinée. La température avait baissé et l’eau avait gelé dans le caniveau. Le type était là, le lapin aussi. Il remonta le col de son pardessus et resta sur le même trottoir. Le lapin reniflait le bord de la timbale vide quand il s’arrêta à sa hauteur. Il sortit un petit pain dur de la veille et le déposa dans la timbale, avant de continuer son chemin, sans un mot pour l’homme contre le mur qui ne dit rien non plus. C’était curieux qu’il soit resté dans ce quartier désert, pensa-t-il.
Il prit le métro ensuite et descendit à la station où il descendait chaque jour qu’il se rendait à son travail situé dans un quartier d’affaires déserté en fin de semaine. Il passa devant le Kosmos Kafé fermé, puis devant la banque, fermée elle aussi. L’autre type était là, contre le mur, à côté du distributeur de billets. Le lapin aussi. Il déposa le deuxième petit pain rassis devant le lapin et repartit sans un regard pour l’homme.
Il montra son badge au vigile qui le laissa passer. L’air chaud de l’immeuble l’enveloppa. Il déboutonna son pardessus et se dirigea vers les ascenseurs. Il pensa aux oreilles des lapins qui leur permettaient de supporter les fortes chaleurs. Elles assuraient la thermorégulation de l’animal, comme les grandes oreilles des éléphants d’Afrique, qui étaient aussi très vascularisées. Parce qu’un lapin ne transpire pas, contrairement au chien ou à l’humain. L’ascension prit vingt quatre secondes, il avait chronométré. Les portes s’ouvrirent sur un couloir et des bureaux disposés de chaque côté, séparés par des cloisons à hauteur de torse. Une moquette verte couvrait le sol. Il gagna son espace et posa son manteau sur le dossier de sa chaise pivotante. Il se dirigea vers la baie virée et contempla la ville sous lui et les rues vides autour de l’immeuble. Tout en bas, il aperçu la tache sombre de l’homme sur le trottoir de la banque et le point blanc du lapin. Il continua de regarder l’architecture de la ville, la lumière froide qui l’enveloppait et l’horizon invisible derrière un voile blanc. Puis, il tourna le dos à la vue et resta un instant appuyé contre la vitre à observer le plateau désert. Dans un angle supérieur de l’espace la veilleuse d’une alarme de sécurité clignotait faiblement. Lentement, il se laissa glisser au sol, et ramena ses jambes sous lui, Il demeura assis un moment dans cette position à observer les bureaux depuis sa nouvelle hauteur. Ensuite, il se coucha sur le côté, la tête reposant sur son avant bras, et il regarda les pieds des bureaux qui sortaient de la moquette verte, et lentement il se mit à pleurer.