Partir

Quand il ouvrit les yeux, les derniers mots de l’hôtesse flottaient encore dans un coin de sa conscience « … de bien vouloir relever votre tablette et le dossier de votre fauteuil ». Il sourit à la jeune femme en uniforme mauve penchée sur lui, comme s’il avait à s’excuser de s’être endormi et regarda par le hublot dont le volet avait été relevé, mais ne il vit que l’écran blanc de la couche nuageuse que traversait l’avion dans sa descente. Il prit la bouteille d’eau qu’il avait glissée dans la poche du dossier face à lui, et but une gorgée puis une deuxième. Il sentit son corps revenir à la vie et son esprit s’ouvrir aux plaisirs si longtemps anticipés de sa destination finale. Enfin ! Depuis combien de temps avait-il attendu ce moment, depuis combien de temps en rêvait-il ? Depuis bien avant son accident. Cinq ans, dix ans, vingt ans ? Plus probablement, s’il est admis que les obsessions que nous cultivons naissent dans l’enfance, secrètement, d’un livre offert, du récit d’un proche ou d’une image sur une boîte de chocolats. Pourquoi cette terre, pourquoi ces paysages ? Il existait d’autres continents, d’autres lumières, des villes fantastiques, des déserts prodigieux, des campagnes idéales. D’où venaient cette attraction et ce sentiment de familiarité lorsqu’il contemplait les images collectionnées de cette île, pas si lointaine, de ces maisons de bois colorées, de voitures anciennes vingt fois repeintes, de ruines singulières, d’enfants dans les vagues ? Pourquoi avait-il décidé que son paradis se trouvait là, précisément ? L’avait-il d’ailleurs décidé ?

Les rêves ont le mérite de nous tenir compagnie et de rendre le présent supportable. A l’hôpital, il avait affiché la photo d’une frange de cocotiers que le vent peignait à l’envers sur l’arc d’une plage blanche et déserte et vers laquelle il s’échappait, quand la lecture lui devenait trop pénible et que les infirmières le laissaient tranquille. C’était une plage située au nord de l’île par laquelle on accédait, après une marche d’une quinzaine de minutes dans les dunes. Il s’était familiarisé avec la géographie de l’île à partir de photos satellitaires, s’était intéressé à son histoire et à son étonnant peuplement, à ses coutumes, à ses croyances et à sa cuisine. Il avait parcouru, sur son écran, les rues de la capitale, s’était renseigné sur l’hébergement, avait passé en revues les photos des visiteurs et celles, officielles, de l’office du tourisme. Il avait imaginé l’odeur des épices dans les allées du grand marché qui se tenait quatre jours par semaine, sous l’architecture métallique d’une halle séculaire, le plaisir de la chaleur sur sa peau et du sel de sa transpiration.

Après avoir déposé sa valise à l’hôtel et s’être changé, il irait s’installer à la terrasse du plus vieux café de la ville, sur la place centrale, où les habitués jouaient aux dominos, sous des arcades coloniales baroques, accompagnés d’une bouteille d’alcool de canne. Il fumerait un cigare. Il irait sur le port, il étendrait ses jambes nues sous une des tables peintes en bleues qui avançaient jusque sur le quai et déjeunerait d’une friture livrée dans la matinée par les barques colorées que les pêcheurs emmenaient au-delà de la barrière corallienne. Ensuite, il irait à la plage, celle des cocotiers dépeignés. Il prendrait un taxi collectif pour gagner cette anse rêvée depuis si longtemps, qu’il retrouverait comme un berceau, comme le lieu de sa véritable naissance, et il avancerait, pieds nus, vers la ligne basse des vagues transparentes qui mouraient en douceur sur la grève. Le soir venu, il écouterait les bruits et les paroles de la rue, depuis le balcon de son hôtel.

L’appareil rebondit sur la piste et le tira de sa rêverie. Nous y sommes, se dit-il. Il se leva dans un mouvement confus, partagé par l’ensemble des passagers, ouvrit le coffre à bagages au dessus de son siège et en tira son sac de voyage. Il attendit ensuite en piétinant dans l’allée centrale, puis ils avancèrent, comme une file de prisonniers entravés vers la sortie de l’appareil, et il se retrouva dans le boyau climatisé qui menait au bâtiment de l’aéroport. Ils traversèrent plusieurs salles désertes avant d’arriver devant les tapis roulants. Ceux qui perdirent du temps à se procurer un chariot se retrouvèrent relégués en arrière, sans visibilité sur le défilé des valises, des sacs et des caisses. Il écouta les commentaires de ses voisins et l’espoir qu’ils plaçaient dans leur séjour, ce qu’ils allaient découvrir ou ce qu’ils espéraient retrouver. Devant lui un couple, un homme et une femme plus jeunes, attendaient que le tapis se mette en marche. L’homme guettait la bouche qui bientôt régurgiterait leurs bagages. Il portait des cheveux courts et bruns, une chemise blanche sur de larges épaules et aurait pu poser pour des calendriers de matériels forestiers. La femme le complémentait parfaitement, taille trente-six et chevelure abondante de fils d’or autour d’un visage trentenaire, intelligent et séducteur. Elle fouilla dans son sac et en sortit un téléphone qu’elle réactiva. Ensuite, elle regarda autour d’elle comme pour une reconnaissance des lieux et il découvrit qu’elle possédait des yeux verts. Il observa la façon dont ses cheveux bougeaient quand elle tournait la tête. Il aurait aimé être accompagné d’une telle femme. Elle passa le bras autour de la taille de l’homme et se pencha vers lui et lui susurra quelque chose à l’oreille. L’homme sourit puis la regarda et l’embrassa derrière l’oreille.

Il récupéra sa valise et se félicita d’avoir collé un morceau de ruban adhésif orange, comme le préconisait le guide en ligne ; des tas de gens avaient de grosses valises à roulettes noires, en tissus, identiques à la sienne. Il se dirigea vers la sortie. Le couple franchit la douane devant lui et personne ne lui demanda rien non plus. Le douanier qui ne souriait à personne, sourit à la femme. Ils se retrouvèrent dans l’agitation du hall de l’aéroport au milieu du va et vient des gens qui partaient, qui arrivaient, qui attendaient et ceux qui apostrophaient les nouveaux arrivants, leur proposaient de les conduire en ville ou leur recommandaient le meilleur hôtel à prix d’ami. Mais il savait exactement où il allait. Il fallait sortir à gauche du kiosque à journaux, dépasser le bureau de change et le distributeur automatique, et se diriger vers l’aérogare numéro 2 où il trouverait la file d’attente des taxis officiels et leur tarif règlementés. Il passa devant les comptoirs d’enregistrement et considéra la file de ceux qui repartaient, chemises à fleurs sur le dos, le teint noirci ou désespérément rouge, des souvenirs d’osier et de pailles dépassant de leur sac. Derrière les baies vitrées du terminal, un arbre du voyageur, déployé en éventail, balançait lentement ses palmes sur l’aplat bleu du ciel. Les images qui composaient son paradis se rassemblèrent sous ses yeux, faites de plumes et de chants, de couleurs et de senteurs, images familières et désormais accessibles, enfin.

Le couple qu’il avait observé près du tapis roulant le dépassa. Ils tiraient deux valises à roulettes à coque rigide, identiques mais de couleurs différentes, nacrées pour la femme, bleu nuit pour l’homme. Ils se tenaient par la main et il les regarda se diriger vers la sortie. L’homme portait déjà ses lunettes de soleil. Les portes de verre s’ouvrirent devant eux, laissant pénétrer dans le hall une bouffée de chaleur moite qui l’enveloppa dans une senteur de fruits trop mûrs. Il prit une respiration de cet air humide et chargé d’odeurs nouvelles et regarda le couple franchir la porte automatique de l’aérogare. Des notes de musique exotique lui parvinrent du dehors, des marimbas dont il se demanda si elles étaient enregistrées ou si un vrai musicien jouait à l’extérieur. Il vit comment le soleil éclairait les cheveux de la femme quand elle passa la main dans le dos de l’homme et lui caressa discrètement les fesses. L’homme lui sourit et lui rendit sa caresse et déposa un baiser sur ses lèvres. Peut-être descendaient-ils au même hôtel, cela n’avait rien d’impossible. Il les imagina monter dans un de ces taxis verts et blancs typiques, conduit par un chauffeur en gants de coton blancs, et parcourir le trajet vers la ville, que lui-même avait déjà effectué dans une reconnaissance sur ordinateur. Ils passeraient devant l’aéroport militaire et les réserves de carburant, puis prendraient la quatre voies bordée de palmiers le long de la mer, et découvriraient de l’autre côté de la baie les fortifications coloniales qui protégeaient la partie la plus ancienne de la capitale.

S’ils allaient bien au même hôtel, il les retrouverait dans le grand hall à toit de palmes et au plancher de teck qui menait à la piscine à débordement. Ou alors il les croiserait sur la grande plage avec son alignement infini de transats rayés blancs et verts. Le soir, il les apercevrait au restaurant japonais du complexe, qui n’était pas inclus dans le forfait séjour hebdomadaire, contrairement au restaurant italien et au tex-mex dont les cartes étaient plus abordables. Méfiez-vous de son piment maison, disait sur internet un avis concernant le restaurant mexicain.

Après avoir dîné, il prendrait un cocktail au bar de la plage, un comptoir de bambous face à la nuit et aux soupirs des vagues mourantes sur le sable. Le couple aussi peut-être. Ils regarderaient les lanternes des pêcheurs danser dans au large dans la nuit tropicale. Peut-être engageraient-ils la conversation. Il leur parlerait de l’anse, au nord de l’île, peut-être. Ensuite, l’homme mettrait la main sur la cuisse dorée de la femme et ils regagneraient leur chambre, peut-être mitoyenne de la sienne, grisés par les cocktails et la moiteur qui assouplissait la peau et enfiévrait les sens. Il les entendrait peut-être de l’autre côté de la cloison.

Et puis la porte automatique de l’aéroport se referma dans un soupir épuisé et le couple disparut à sa vue.

Il resta un moment, debout dans le hall, sa valise à ses pieds, le regard sur la porte automatique et l’arbre du voyageur qui déployait ses palmes derrière la vitre, puis se dirigea vers le comptoir de la compagnie où une hôtesse en uniforme mauve l’attendait avec un sourire déjà installé. Il sortit de la poche intérieure de son blouson son passeport et son billet qu’il posa sur le plateau et entendit une voix, qu’il reconnut être la sienne, demander à quelle heure repartait son avion.