Comme d’habitude.

Elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir et reconnut son pas  dans le couloir. Elle attendit et compta mentalement jusqu’à trois et à trois elle entendit le froissement du manteau qu’il enlevait et qu’il accrochait au porte-manteau. Elle compta encore jusqu’à trois et le bruit du trousseau de clefs lourd et sonore qu’il jeta sur la desserte en merisier du salon lui parvint. Encore une marque, pensa-telle. Elle avait pourtant mis une soucoupe mais non, il fallait qu’il les pose à même le bois dont elle imagina une rayure supplémentaire. Elle avait bien pensé mettre un napperon pour protéger le plateau, mais elle détestait les napperons. Elle l’entendit qui avançait derrière elle et ne leva pas les yeux de son livre en attendant qu’il dépose mécaniquement ce qui cherchait à passer pour un baiser sur son épaule.

– Bonne journée ? demanda-t-il.

– Martha est malade, elle ne viendra pas aujourd’hui. Nous pourrions manger dehors ce soir.

– Pas très envie de sortir, et elle l’entendit qui marchait vers le mur du fond.

– J’en prendrai un moi aussi, dit-elle.

Tintement de bouteilles, tintement des glaçons, glouglou des bouteilles. Il revint vers elle et posa le verre en équilibre sur son accoudoir. Elle prit le verre pour le déposer sur la table basse devant elle.

Elle l’entendit tirer la chaise, la ramener pour s’asseoir au bureau et ouvrir une enveloppe avec le coupe-papier. Il soupira.

– Mauvaise nouvelle ? demanda-t-elle.

– Facture, dit-il.

Elle se leva, se dirigea vers la desserte et plaça le trousseau dans la soucoupe. La nouvelle marque était bien là. Elle passa le doigt sur le vernis pour essayer de l’effacer, mais la rayure demeurait visible.

Nouveau bruit d’enveloppe déchirée.

– Les Desclos nous invitent à la campagne, un pique-nique.

– Ça peut être amusant.

– Je ne vois pas ce qu’il y a d’amusant à manger froid plié en deux avec des fourmis qui vous grimpent dessus.

– Tu as besoin de toutes ces clefs ?

Elle en compta onze. Il y avait celles de la maison, porte, grille, cave, les deux clefs plates du bureau, le badge magnétique du garage et la clé qui allait avec, la clef de la boîte à lettres et la grosse en laiton pour la serrure du cabanon qui ne fermait plus. Une petite clé argentée semblait appartenir à un de ces cadenas dont on se sert pour les valises. Pour les deux autres elle ne savait pas, peut-être d’anciennes clés qu’il n’avait pas enlevées. Personne ne jette des clés. On les conserve toujours, au cas où.

– Je risque de rentrer tard, demain.

Comme elle ne disait rien, il ajouta :

– Clôture des comptes, je dînerai sur place, ne m’attends pas.

– Je sortirai peut-être, dit-elle.

– Pour quoi faire ?

– Je ne sais pas, j’irai peut-être au cinéma.

– Je ne crois pas qu’il y ait grand-chose, dit-il.

– Je verrai.

– Pourquoi ne demandes-tu pas à ta sœur de passer, elle te tiendrait compagnie ?

– Oui, peut-être, concéda-t-elle.

Elle alla se rasseoir et ouvrit le livre à l’endroit où elle avait laissé le marque-page, puis reposa le livre et prit le verre devant elle. Elle hésita à se relever pour aller chercher de l’eau gazeuse parce qu’elle préférait toujours atténuer le goût de l’alcool, mais elle choisit de rester assise. Elle reprit le livre.

– Si on mettait de la musique ?

– Quelle genre de musique ?

– Je ne sais pas, dit-elle, ce que tu veux.

– J’ai déjà la tête comme ça, dit-il.

Elle avait perdu le fil de sa lecture. Elle se leva finalement et se dirigea vers le bar et le mini frigo dissimulé dans le buffet. Elle dévissa le bouchon de la bouteille d’eau gazeuse et remplit le verre au trois quarts, appuyée contre le meuble.

– C’est ridicule toutes ces clefs, dit-elle au bout d’un moment en regardant le trousseau dans la soucoupe.

– Pardon ? dit-il sans lever la tête de ce qui semblait être des relevés bancaires.

– Rien, dit-elle.

Elle rajouta un peu d’alcool dans son verre et alla s’asseoir.

Plus tard, elle l’entendit se lever.

– Je  monte.

Elle entendit ses pas dans l’escalier et suivit son trajet à l’étage, couloir, chambre, salle de bain, chambre, lit.

Elle alla se servir un deuxième verre qu’elle but debout, sans glace ni eau gazeuse, et puis elle se dirigea vers le bureau. Le courrier était disposé en deux tas et les enveloppes vides à côté. Elle prit le coupe-papier et le fit tourner entre ses doigts. Souvenir de Tolède. C’était une réplique d’épée. Elle regarda le motif compliqué des filigranes dorés qui constituaient la garde. Elle éteignit la lampe du bureau et passa devant la desserte. Le trousseau brillait faiblement sur le bois rouge clair. Elle retira la soucoupe et laissa les clés sur le plateau. Elle allait sortir de la pièce quand elle se rendit compte qu’elle avait toujours le coupe-papier à la main. Elle revint vers la desserte en merisier et délicatement posa l’épée miniature à côté du trousseau de clés. Elle éteignit la lumière, s’arrêta, puis revint en arrière. Elle empoigna le coupe-papier et lentement, en appuyant aussi fort qu’elle le pouvait, raya le vernis et le grain du bois de merisier à trois reprises, puis elle jeta le coupe-papier sur la desserte, sortit de la pièce et monta l’escalier.