Le doigt le plus faible.

C’est un bar de fantômes où quelques vieilles et vieux, seuls ou par deux ou trois viennent s’installer dans la lumière chaude d’appliques aux abat-jours rouges. Entre le grand miroir derrière le comptoir et les bouteilles rangées devant, un néon blanc invisible joue le contrepoint d’une touche froide. Parfois un homme plus jeune et une femme plus jeune sont propulsés dans la salle par la porte à tambour. Ils ont un sac à dos en nylon de couleur vive, un appareil photo en bandoulière, un plan à la main. L’homme dit à la femme, tu vois ici c’était la table de Lénine, ou c’est la femme qui demande, elle est où la table d’Hemingway ? Le serveur désigne le comptoir et le couple s’assoie au bar, elle à la place de l’écrivain, en général.

Le pianiste sourit depuis l’entrée à celui qui croise son regard comme s’il le reconnaissait, écrasé par le poids d’années de conservatoire et des chansons qu’on lui demande d’interpréter et dont les notes s’enfoncent dans le velours rouge des banquettes.

On prête beaucoup de choses aux pianistes. On les imagine physionomistes et philosophes, caractère qui leur viendrait de la misérabilité de leur condition et de la piètre qualité des conversations entendues. On les imagine établissant leur liste de course en jouant La vie en rose ou pensant à la machine à laver qui est tombée en panne entre Dos gardenias et le Nocturne N°1 en si bémol mineur. Mais en général, les pianistes de bar se contentent d’être à ce qu’ils jouent, comme un employé de bureau qui veille à ne pas faire de fautes en répondant à une demande d’indemnisation tardive et non contractuelle. Ce qui n’empêche pas de faire la conversation, bien sûr, si l’occasion se présente, de demander comment allez-vous à tel habitué, ou d’accepter le verre sur le piano comme on accepterait un café dans un gobelet en plastique sur un coin du bureau.

Les pianistes de bar sont rarement suspectés de quoi que ce soit, de vol, de fraude, de meurtre ou de pratiques sadomasochistes, tant ils semblent prisonniers de la bulle qui les enclot avec leur piano, visiteurs venus d’une autre dimension dans leur vaisseau laqué, aussi présents dans l’espace temps du bar qu’un hologramme. Comme si l’apprentissage de la lecture, les séances de décryptage, portée du haut portée du bas, clé de fa, clé de sol, main gauche, main droite, main gauche, main droite, poignets déliés, les heures et les années de gymnastique digitale, muscler les doigts, renforcer l’annulaire, le plus faible et le moins mobile des doigts, enclavé entre le majeur et l’auriculaire, les leçons abrutissantes, les répétitions fastidieuses, les remontées et les redescentes de clavier, l’empilement d’études exigeantes et de compositions délicates, comme si l’ampleur de ce travail harassant les avait comblés tout entier et avait chassé de leur univers mental tout autre préoccupation que musicale.

Pour cette raison, probablement, et peut-être pour d’autres qui tenaient à son air avenant et fatigué, le pianiste qui officiait le lundi, mercredi et vendredi, de dix-sept heures à deux heures du matin, n’avait jamais été soupçonné d’aucun des trois meurtres commis dans le quartier au cours des deux années précédentes. C’est dire si on connait mal les pianistes.

En vérité, les pianistes ont ceci en commun avec les grands escrocs que l’humanité presque tout entière, et les clients de bar et d’hôtels où ils officient en particulier, cherchent à s’attirer leur sympathie, car le plus effacé des pianistes est aux yeux du commun un être charismatique.

Comment expliquer autrement que les recherches ce soient orientées vers des ouvriers, des manutentionnaires, des artisans, des boxeurs, des agents de voirie, des déménageurs, et qu’aucun pianiste n’ait été soupçonné, alors que les victimes, toutes masculines et d’assez grande taille, avaient été étranglées « par des mains capables d’exercer un très forte pression sur l’aorte et la trachée », ce qui supposait un assassin à minima de taille égale ?

Quiconque a déjà parlé avec un pianiste, ou vu quelqu’un parler avec un pianiste, aura remarqué cette chose remarquable qui est que les pianistes ne se lèvent pas lorsqu’ils parlent à quelqu’un, ils restent solidaires de leur tabouret et font corps avec l’instrument. Dans ces conditions, qui furent celles où notre musicien fut interrogé par un policier soucieux de savoir s’il avait observé quelque chose d’inhabituel dans le quartier aux dates du tant, du tant et du tant, il est difficile d’imaginer que l’homme que vous dominez puisse être plus grand que vous.

Comme tous les mercredis, un certain nombre d’habitués hantaient l’endroit et des échanges feutrés et courtois circulaient entre les tables. Une Américaine avait déposé un billet d’une valeur nominale respectable sur le piano « pour Count Basie, Glen Miller et Duke Ellington », avant de s’installer au comptoir et de commander un bloody mary, sans glace. Il est rare, et ce n’est pas souhaitable pour le commerce, qu’un accompagnement musical se transforme en concert d’une heure et demie à destination d’une seule cliente, et c’est pourtant ce qui arriva ce soir-là, il joua pour elle seule.

A deux heures, il referma le piano, se leva, tapota le coussin du tabouret, signa la feuille de présence et but d’un trait le verre d’eau de vie que la maison lui proposait comme chaque soir « pour la route ». Ensuite il se dirigea vers la sortie et releva le col de son manteau avant de s’engouffrer dans la porte à tambour comme dans une machine à voyager dans l’espace et le temps, car dehors un autre monde l’attendait, un monde où les molécules d’azote, de méthane et de soufre s’accrochaient aux gouttelettes de brume en suspension dans une atmosphère froide et humide. Un autobus tardif, quelques voitures, une moto, des pas, les bruits reprenaient leur indépendance la nuit et il écouta leur concert en essayant d’y trouver un rythme, une structure un ordre caché.

Il habitait à quarante minutes de marche du bar, un deux-pièces qu’il avait acheté quand il faisait les croisières en Méditerranée et dans les Caraïbes. Deux ans de salaire, nourri, logé. Il n’avait pas toujours vécu seul. La femme dont le grand portrait en noir et blanc occupait la presque totalité du mur du salon face au deux fenêtres qui donnaient sur la rue, était partie. Elle tenait une cigarette entre l’index et le majeur de la main droite et regardait l’objectif avec un sourire prometteur et ironique à la fois, l’air de dire qu’est-ce que tu veux, qu’est-ce que tu aimes en moi, tu n’aurais pas une idée derrière la tête ?

Lorsqu’on lui posait la question, il disait qu’elle était partie ou qu’elle n’était plus là, et les questions s’arrêtaient. Qu’elle soit décédée ou qu’elle l’ait quitté, qu’est-ce que ça changeait ? elle n’était plus là. Il avait conservé son alliance, comme un bouclier dérisoire et preuve qu’il était un homme de fidélité.

L’odeur du parc, la terre. Il sortit ses gants de la poche de son manteau et les enfila. Le froid n’est pas bon pour les articulations des pianistes. Il longea les grilles du parc fermé la nuit. La fontaine était éteinte et les statues complotaient dans l’obscurité. Il aimait sentir l’air humide et glacé pénétrer dans ses poumons. Tous les instrumentistes apprennent à respirer, les violonistes comme les trompettistes. C’est de la respiration que naît le son, la capacité à moduler, la force qu’on imprime sur la touche, qui donne aux mains leur agilité et leur puissance.

Un homme sortit d’une voiture en stationnement sur le même trottoir. La voiture clignota deux fois. L’homme faisait sa taille et portait comme lui un manteau sombre. S’il restait sur ce trottoir, côté parc, c’est qu’il n’habitait pas dans l’un des immeubles de l’autre côté de la rue. L’homme demeura sur le même trottoir. Il marchait maintenant devant lui à une dizaine de mètres. Les soleils diffus des réverbères silhouettaient les arbres nus, les grilles du parc et la forme de l’homme devant lui. Il accéléra le pas sans en avoir conscience, et se trouva bientôt derrière l’homme, à cinq mètres environ. L’homme marchait tête nue et comme lui portait des cheveux courts. Ça aurait pu être lui.

La question se posait toujours, oui, ça aurait pu être lui, même stature, même poids. Mais lui devait continuer. Les autres pouvaient s’en aller, ils n’étaient que des copies, des fantômes de lui, c’était à eux de disparaître. Il sentit ses doigts souples d’avoir joué toute la soirée, et sous le gant le contact de l’alliance sur l’annulaire, le doigt le plus faible. Il avait tant à reprocher à ses semblables.