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Chapitre 1
L’Irlandais. Le registre. Les Corses. L’hôtel. Le Sicilien.
Il est entré dans l’hôtel un peu après que j’ai pris mon service, avec un gros sac kaki de la taille d’un enfant. L’horloge murale de la réception indiquait vingt heures trente, l’heure où on commence à savoir si la soirée va être ratée ou pas. Dehors il pleuvait, comme dans « Impitoyable », une pluie dure qui disait que la terre pouvait très bien se passer de l’homme. Il m’a dit venir de la part d’un certain Gerhart, mais je n’avais aucun souvenir d‘un certain Gerhart. J’ai répondu que très bien, mais que cela ne faisait aucune différence pour le prix de la chambre. Il m’a montré le sac à ses pieds, et il m’a dit qu’il avait servi comme casque bleu en Bosnie, et que tout ce qu’il en avait retiré c’était une plaque de métal dans le crâne. Il a pris un des aimants sur le tableau d’informations placé dans l’entrée, et l’a approché de sa tempe droite, et l’aimant s’est collé tout seul contre la peau, avec un petit bruit mat. J’ai dû avoir l’air impressionné parce que l’étranger, qui parlait avec un accent anglais, ou tournant autour, a paru satisfait. Ce n’est pourtant pas facile de surprendre un gérant d’hôtel de catégorie inférieure.
Deux jours plus tôt, j’avais été attaqué par un Indien, et je portais encore sur le nez un sparadrap qui me donnait l’air de Nicholson dans « Chinatown », enfin je trouvais, et c’est la raison pour laquelle j’hésitais à l’enlever.
– La keuss ! avait dit l’Indien.
Je lui avais dit de venir la chercher, la caisse, et l’Indien était venu.
Il a fait le tour du comptoir et il a essayé de me sauter dessus, mais je lui ai donné un coup de pied avec le talon, en me tournant sur le côté, en plein sur le genou gauche, un yop tchagui. Et l’Indien s’est effondré. L’emploi de gérant d’hôtel présente peu d’intérêt, si ce n’est qu’il laisse du temps pour d’autres choses, comme regarder des cours d’arts martiaux sur l’ordinateur. Un manque de pratique m’a néanmoins fait sous-évaluer la vitesse de rotation de mon corps, et j’ai heurté la tablette du tableau de clefs. Le contact s’est fait au niveau du nez.
Après, la cavalerie est arrivée. Ils m’ont dit qu’à leur avis un sparadrap devait suffire, parce que le nez n’était pas cassé. Ils ont relevé l’Indien qui geignait par terre, et ils l’ont emmené.
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Le registre se trouvait derrière une simple planche, qui faisait office de double-fond, dans la profondeur du rangement, aménagé sous le comptoir de la réception, là où je remisais les dépliants, les petits objets trouvés, ce genre de choses. La planche du fond était simplement tombée, et j’avais aperçu un grand cahier à couverture rigide, de couleur bordeaux. A l’intérieur, il y avait des colonnes de prénoms, chacun suivi d’une initiale, et des chiffres en face, avec une date. Sans être expert comptable, les montants consignés n’avaient rien à voir avec les entrées d’un hôtel. Certains prénoms et initiales revenaient fréquemment, et les chiffres, selon les lignes, variaient dans un rapport de cent à dix milles. Le genre d’écritures où il n’était nulle part question de ce qui s’achetait ou se vendait, et auprès de qui. Sur une bonne cinquantaine de pages. C’est avec ça qu’Al Capone était tombé.
Quand ce type d’événement arrive, on peut ne rien faire, ou faire quelque chose. Quand on fait quelque chose, on peut faire ce qu’il faut ou ce qu’il ne faut pas. Pourquoi ai-je jugé utile de prévenir les anciens gérants de ma découverte ? C’est une question, à laquelle je répondrais : par honnêteté. L’autre nom de la bêtise. Parce que si je n’avais pas, statistiquement, une propension plus grande à faire ce qu’il ne faut pas, je serais en train de vendre des portraits de la reine d’Angleterre en épluchures de pommes de terre dans une galerie à New-York. Je dis ça, parce que ma sensibilité m’aurait poussé vers l’art, mais je conçois qu’il y ait d’autres façons de se réaliser.
Les anciens gérants, donc, deux Corses que j’imaginais retirés sur leur île où les gens philosophaient en levant les yeux au ciel, enveloppés dans des parfums de charcuterie, m’avaient cédé le bail à un prix assurément inférieur à celui du marché. La ville, ce n’était pas bon pour eux, ils disaient, du mauvais air. Mais je me doutais que ce n’était pas la hâte d’écouter les grillons, ou de sentir les premières neiges sur les forêts de châtaigniers, qui les y avait poussés. Ange, le plus âgé, sortait d’un bref séjour en prison au moment de la vente, et je supposais qu’il cherchait à fuir les tentations d’y retourner.
Quoiqu’il en soit, ils s’étaient montrés tout à fait corrects et conciliants dans la transaction et c’est la raison pour laquelle j’avais choisi de les appeler. Décision que je rangerais aujourd’hui, dans la catégorie « à ne pas faire »
Je leur avais dit de ne pas s’inquiéter. J’avais brûlé le registre avec de l’alcool, dans un seau métallique, dans la cour intérieure, et sans témoin. J’ai expliqué que j’avais dispersé les cendres, qu’il y avait un bon petit vent, et que pffuit, plus de traces, ils pouvaient dormir sur leurs oreilles de chanteurs polyphoniques.
Si j’ai dit ça c’est parce que les détails permettent de visualiser, et que les gens ont tendance à croire ce qu’ils voient.
Curieusement, ça n’a pas eu l’air de les rassurer.
J’ai eu droit en retour à un silence tout à fait corse, un silence de veillée mortuaire, ou de quand on pense à des choses essentielles au coin du feu, avec les bûches de chêne dans l’âtre rougeoyant où grille le figatelli. Et puis la voix d’un des deux, Pascal, à mon avis, a repris dans le combiné.
– C’est bien, c’est bien, il a dit, mais qu’est-ce qui nous prouve que vous l’avez vraiment brûlé ce livre ?
– A cause de tout ce que je viens de dire, j’ai dit.
– Oui, je vois, il avait dit, mais pourquoi vous l’avez brûlé ? Il contenait quoi, ce livre?
– Je ne sais pas, j’ai dit, parce que je n’avais rien de mieux à répondre.
– Vous brûlez un livre, et vous ne savez pas ce qu’il y a dedans ? avait dit la voix, avec le ton bienveillant d’un professeur qui essaie d’aider un élève qui a du mal à s’exprimer en classe.
J’ai laissé le silence répondre à ma place.
Ensuite, il m’a demandé si j’essayais d’obtenir quelque chose. J’ai dit que non pas du tout, que j’avais appelé pour dire que tout allait bien, qu’il n’y avait aucun problème, et que j’avais peut-être eu tort de me débarrasser du registre, mais que j’avais trouvé ça plus prudent.
– Ah ! il a fait, je croyais que vous l’aviez brûlé ?
– Oui, pour m’en débarrasser, j’ai dit.
– Bon, bon, a conclu le deuxième qui avait pris le combiné de l’autre côté, vous avez bien fait. Si vous avez fait ce que vous dites que vous avez fait, vous avez bien fait, il avait ajouté.
Et au ton de sa voix, toujours bienveillante, et même avec l’accent, j’ai compris qu’il avait quand même un doute. C’est pour ça qu’à mon tour, je me suis mis à cogiter. J’ai trouvé qu’il abandonnait trop facilement. Et je n’avais jamais entendu dire qu’un Corse renonçait facilement à quoi que ce soit.
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Le matin est arrivé assez subtilement. Tout allait bien. Curieusement, je n’avais pas sommeil. L’image d’Estelle et de sa poitrine parfaite revenait par intermittence, comme un court-circuit que je n’avais pas envie de réparer. J’étais vivant, et c’était agréable. Le ciel semblait se dégager, et peut-être qu’avec un peu de chance, on aurait une de ces journées d’hiver, sèche, froide et ensoleillée qui existaient avant. Tout allait bien, vraiment, jusqu’à ce que Joseph arrive, et que j’aie cette idée d’aller prendre l’air. C’est à partir de ce moment, je dirais, qu’un certain nombre de choses sont arrivées dans un périmètre relativement restreint, dont j’étais le centre bien sûr. Des choses petites, et des plus sérieuses. C’est comme si, à partir de ce matin-là, le système dans lequel j’évoluais qui était pourtant loin d’être parfait, se déréglait, en y repensant.