EXTRAITS

Prologue

 

          Quand au XVIe siècle, le corsaire Francis Drake attaqua Maracaïbo de nuit, l’éclair silencieux du Catatumbo, phénomène électro-magnétique unique au monde, éclaira ses vaisseaux comme en plein jour et ruina son plan de prendre la ville par surprise.

L’éclair du Catatumbo n’était pas la seule fierté de la ville, laquelle avait été la deuxième d’Amérique du Sud à recevoir l’électricité, la première à diffuser un film de cinéma, le 11 juillet 1896, sur le Vitascope d’Edison et à pratiquer une anesthésie en 1847. Elle s’enorgueillissait aussi d’avoir vu chanter Carlos Gardel au théâtre Barralt, peu de temps avant sa mort mondialement pleurée, entraînant une vague de suicides sans précédent de femmes éplorées et de certains hommes aussi probablement, et c’est sur ses eaux qu’avait eu lieu le premier amerrissage d’un hydravion. En des temps moins reculés, elle avait eu droit à la visite du Pape et l’ensemble de ses habitants, qui parlaient fort en ouvrant grand la bouche et en plaçant au minimum deux jurons par phrase, étaient d’accord pour dire que bordel de bite, elle possédait la putain de meilleure bière du pays.

……

          J’ai profité de mes dernières journées de liberté pour parcourir les rues de la cité, avec l‘impression de me déplacer à l’intérieur d’un grille-pain. Je m’habillais comme les espions qui cherchent à passer inaperçus dans le tiers-monde : un t-shirt froissé, un jean, et une paire de baskets dont je vaporisais l’intérieur d’eau de Cologne, en fin de journée. Pas de montre, pas d’appareil photo, et le téléphone dans la poche avant du pantalon, même si ça prêtait à interprétation. Emprunter les grands axes, ne pas marcher de nuit. C’était des règles simples, assez semblables à celles qui devaient exister au Neandertal : ne pas sortir de la grotte sans sa massue, ne pas se promener avec un morceau de viande fraîche à la ceinture, etc.

Je sortais tôt le matin, parce qu’un sentiment de moindre danger prédominait, fondé sur l’a priori que les criminels, les voleurs et les détraqués de tous ordres, se lèvent tard.

……

             Deux ascenseurs en panne en même temps, c’est rare, mais sur le continent du réalisme magique, ça n’est pas un événement, et quinze étages à pieds, c’est beaucoup, quel que soit l’endroit. Dès le quatrième étage, j‘ai commencé à lutter contre l’asphyxie en ahanant. Le bruit de ma respiration emplissait mon cerveau. L’ascension s’est poursuivie et j’ai pensé aux grands alpinistes, à ceux qui avaient lutté avec des doigts en moins. Vers le douzième étage un voile blanc m’est tombé dessus. Je n’entendais plus rien et je ne voyais plus rien, et j’ai fait les trois étages restants en me laissant guider par la rampe intérieure. Le continent imposait une série d’épreuves à ceux qui l’abordaient, physiques et morales. J’ai déjà parlé des premiers conquistadores, et de tout ça. Finalement, j’ai ouvert la grille en tâtonnant, et puis la porte, et une fois dans l’appartement, petit à petit, la vue m’est revenue.

Je me suis servi un rhum, et j’ai vérifié qu’il n’y avait pas de blattes dans les glaçons,.

– C’est une jolie vue, j’ai dit à haute voix en regardant le lac sans trouver mieux, et pour me faire croire que l’appartement était habité. J’ai pensé à Léah, comme une vérification que c’était bien son souvenir que j‘essayais d’oublier. Je n’arrivais plus à savoir quelle était la couleur de ses yeux, je me rappelais en revanche le contact de sa peau comme de la guimauve.

……

            Rien ne justifie l’usage du mot Printemps dans un climat équatorial. C’est une façon de dire que l’hiver et ses vingt six degrés qui faisaient frissonner le matin en allant travailler, était derrière nous. Il n’y avait ni plus ni moins de fleurs dans les arbres, pas plus de pollen et encore moins d’amoureux dans les rues parce que ce n’était pas le genre d’endroit où on se tenait par la main.

Avec l’idée du Printemps, la saison des pluies est arrivée. Il faisait beau le matin et en milieu d’après midi, le ciel devenait gris puis noir. Les palmiers commençaient à s’incliner sous les bourrasques, le lac aussi devenait noir et moutonnait avec le vent qui écrêtait les vagues et diffusait un voile d’embruns gris comme un calque tendu juste au-dessus de la houle. Et la pluie commençait à s’abattre. Ça pouvait durer cinq minutes, une heure ou plus mais pas toute une nuit. Le lendemain, le journal parlait d’effondrements et de glissements de terrains dans les barrios et lorsque l’eau dévalait en torrents les avenues jusqu’au bas de caisse des voitures, tout s’arrêtait, à commencer par la circulation parce que personne n’avait envie d’avancer sans voir la chaussée et sans savoir si une brèche de la taille d’un autobus ne s’était pas ouverte devant ses roues sous la surface. Les quelque véhicules qui s’y risquaient avançaient dans le flot jusqu’à mi-jantes, en projetant des gerbes d’eau sale sur les côtés, comme des hors bords.