J’étais étudiant à l’époque et je possédais un Praktica MTL3, la Rolls des reflex bas de gamme, un appareil communiste d’Allemagne de l’Est. Avant j’avais un Zénith, un appareil russe, encore pire mais bien pour le prix. Jorge Luis Borges était à Paris et par l’intermédiaire de Maria Esther Vazquez, biographe et ex-femme de Borges après quelques mois de mariage seulement, une amie avait réussi à obtenir une interview du maître argentin sur un sujet qui lui tenait à cœur et sur lequel personne ne l’interrogeait jamais, Macedonio Fernandez, son mentor oublié, un philosophe atypique et plein d’humour qui mettait le rêve et la réalité sur le même plan.

L’entretien s’est déroulé à l’Hôtel Madison, boulevard Saint Germain, dans une chambre pas très grande, en compagnie de Maria Kodama, deuxième femme de Borges, de mon amie qui menait l’entretien, et de moi parce que j’avais le Praktica.

Une photo de cette séance a été publiée par Maria Esther Vazquez dans son livre « Entretiens avec Borges », et une autre dans une édition confidentielle pour collectionneurs au Mexique pour accompagner une nouvelle l’écrivain argentin. C’est la photo où on a l’impression qu’il se regarde les ongles alors qu’il est aveugle depuis déjà une trentaine d’années.

Plus tard, j’ai eu l’occasion de dîner avec Borges, Maria Kodama et Jacques Polieri, scénographe révolutionnaire, fondateur avec Le Corbusier du Festival de l’art d’avant-garde, et plein d’autres choses extrêmement innovantes sur le théâtre total, planétaire etc, consultant pour la NASA et j’en passe. Nous avons dîné chez Allard, rue Saint André des Arts à Paris. Borges n’a pris que du riz blanc dans mon souvenir. Je ne sais plus ce que j’ai pris. Je ne sais plus ce que j’ai dit, non plus. J’aurais dîner avec le Christ, sans les douze autres, ça ne m’aurait pas fait plus d’effet.

Ce qu’on ne voit pas dans les photos, c’est le timbre de la voix de Borges, une voix très douce et amicale dans son énoncé. C’était quelqu’un qui posait des questions à ses interlocuteurs et prenait plaisir à échanger et sa culture universelle vous emmenait dans des endroits insoupçonnés à partir de la banalité que vous veniez de prononcer, quelqu’un qui vous faisait croire que vous étiez intelligent.