La fin du monde

Trois oies sauvages passèrent, décrivirent un arc de cercle, et s’éloignèrent pour enfin se perdre. Comme toujours en été, le vent soufflait fort et brisait la crête des vagues en autant de petits napperons d’écume. Le lac changeait de couleur sous l’ombre rapide des nuages, passant du vert au bleu au gris ou au noir et tout autour le ciel clair de février déchiquetait la silhouette des sommets dont brillaient les éternelles taches de neige. Les forêts étaient rouges, la glace bleue, mauve le ciel, la terre jaune et le ciel de sang. Les hêtres blancs pliaient et semblaient composites sous leur feuillage maigre et obscur, et les cheveux d’ange des lichens parasites vert pâle s’enroulaient autour des troncs gris et secs.

Juan avait passé la fin de semaine à pêcher dans les torrents avoisinants, et maintenant il lui fallait rentrer, reprendre la route en terre qui menait à la petite ville. Il était dix heures et le soleil était encore haut. Il aurait de la lumière jusqu’à onze heures et demie, minuit peut-être, ce qui, calcula-t-il, lui laissait amplement le temps d’arriver et de dîner en chemin. Il ferma la porte de la cabane, remisa les deux grands sacs de toiles imperméable dans le coffre de la voiture, une grande Ford verte et fatiguée, vérifia que son portefeuille était toujours là, à l’endroit du cœur, et se mit en route. Le trajet fut sans encombre. Il ne croisa qu’une camionnette qu’il vit venir de loin et dont il eut le temps en remontant la vitre, d’éviter la poussière soulevée. Il ralentit à l’approche du poste militaire.

– Què tal la pesca?” lança Felipe de l’intérieur de sa guérite.

Il remarqua qu’on avait repeint le panneau de bois qui disait “Ne parlez pas de votre travail, ne parlez pas de vos activités. Ne donnez pas de renseignements pouvant servir à l’ennemi.” A croire que le moindre carrefour, gare ou côte sablonneuse possédait une valeur stratégique ignorée de l’ennemi, quand des centaines de satellites balayaient le ciel et la terre. Certes la zone était convoitée, mais depuis si longtemps que le litige était devenu une fin, un levier commode sur le nationalisme des populations qu’on actionnait selon les nécessités politiques.

– Tu veux voir mes papiers ? et il fit mine d’entrouvrir son blouson.

Le soldat haussa les épaules. Juan lui offrit une cigarette et repartit. Plus tard, il décida qu’il ne s’arrêterait pas pour dîner.

En vue de la ville il essaya de ses souvenir, pourquoi avoir choisi un tel endroit, pourquoi se réfugier si loin ? L’argent, il aurait pu en gagner ailleurs. Ses besoins étaient modestes : la pêche, quelques livres… Alors ? Pourquoi cet assemblage de baraquements sans grâce qu’occupait une population de militaires, de pêcheurs et de techniciens du pétrole ? Ça n’était pas non plus pour les gens. Alors ? se demanda-t-il à nouveau tandis que la Ford pénétrait dans les faubourgs de l’agglomération. Au sud, l’horizon déroulait un océan écumeux qui ne portrait aucun espoir, vers le sud il n’y avait plus rien, hormis la glace et un ciel qui laissait entendre que ce n’état pas la peine de compter sur lui. Oui, peut-être. Ici la vie se concentrait, se minéralisait, comme un dépôt de sel. La vie était plus simple. Lorsqu’il parvint en vue du port, le soleil plongeait interminablement dans la lumière crépusculaire. Il passa chez Roberto, un Chilien installé depuis treize ans en territoire ennemi. Roberto se tenait derrière son comptoir en train d’établir la liste de commandes mensuelles qu’il passait à la capitale. De l’autre côté du comptoir, le correspondant de La Naciòn, contemplait le liquide maronnasse de son verre de Jägermeister.

– La patrie, c’est qu’une idée, dit Roberto qui semblait poursuivre une conversation avec le journaliste. Regarde le détroit, ici je suis étranger – il pointa le doigt en direction des eaux du Beagle qui se perdaient sur la droite de la grande fenêtre du café – au bout, là-bas, c’est chez moi. T’arrive à voir la différence ? C’est juste une putain d’idée.

Le sujet de la frontière revenait périodiquement dans la bouche des habitués du café, et il n’était pas rare qu’on demande au Chilien “ Et si ceux d’en face débarquent, Chilien, tu pencheras de quel côté ? ” et Roberto répondait, invariablement “La trahison aussi c’est une idée, mais toi, une idée tu peux pas savoir ce que c’est.”

Le lendemain, le vent soufflait toujours. Juan fit quelques achats, passa comme chaque matin à la capitainerie, puis chez Roberto commenter les dernières nouvelles et prendre un maté. En sortant il remonta le col de son caban, se dirigea vers le port et emprunta la jetée de ciment qui menait au fanal. Il s’assit au pied de la mince colonne de métal rouge et blanche que l’air marin poissait. L’océan moutonnait, un bateau rentrait. Juan laissa son regard errer devant lui, vers l’île Navarrino. Il voyait aussi, mais sans l’apercevoir, le passage de Drake, les Shetland du Sud, une île, une grande île, immense, à l’extrêmité du continent, écartées toujours plus par les eaux fortes du détroit de Magellan, et comme toute île, amenée à disparaître, à s’enfoncer un jour, telle une ancre libérée, dans le gouffre de cette étendue froide et tourmentée, plus désolée que les plaines de Patagonie, désert des déserts, et bien plus redoutable encore. Des craquements précéderaient l’instant. La terre et la banquise, se fendilleraient, se fractureraient, d’abord sur le pourtour dans d’épouvantables gémissements. Des immeubles de glace s’abîmeraient dans l’océan comme les rebords d’un sucre dans une mare de lait. Des millions de cailloux de glace se répandraient en surface, flotteurs pesants bercés par les flots. Puis la houle enflerait, grossiraient les vagues pour atteindre bientôt trente, quarante mètres, dans un grondement fracassant. Enfin, l’île entière, cette île immense au sol gelé, baptisée d’étranges noms – Terre de la Reine Maud, Péninsule Edouard VII, Chaîne Executive Comitee, Côte Sabrina – basculerait dans les grands fonds, engloutie à tout jamais. A moins qu’elle ne subisse le sort d’une dérive où elle finirait par se dissoudre et dont seuls les cétacés conserveraient le souvenir.

Non, on ne choisissait pas un tel endroit pour l’argent, contrairement à ce que la plupart pensaient, contrairement même à ce que croyaient les aventureros qui s’engageaient dans cet exil, temporairement au départ, appâtés par les primes. Le plus grand nombre, par la suite, n’arrivaient plus à repartir. C’était pour voir, pour connaître le secret de la fin de tout, loin de tout, le secret de l’homme abandonné. Juan se dit qu’ici le cœur humain était nu, plus nu qu’en aucun désert, et plus rare, plus dépouillé, plus infime sur ce point limite, sur ce fil tendu au bord du néant, qu’en aucun point. Ici le ciel était si pur, si haut et si loin, l’océan si nerveux et sombre et comme sous pression, la solitude si présente, que la conscience de ne pas exister pénétrait chaque fibre de l’être, chaque cellule.

Il balaya du regard l’horizon, de gauche à droite, de l’Atlantique au Pacifique, et se laissa gagner par la mélancolie, adossé à la surface poisseuse du phare, face au grand vide du Sud et à sa promesse de néant.

Un homme s’avança sur la digue, chaussé de grosses bottes de caoutchouc et coiffé d’une casquette de laine sur laquelle il maintenait une main rougie par le froid.

– Si ça c’est pas du vent ! Déchiré un filet près de Lennox. On a encore croisé ce foutu baleinier ! Tu sors demain ?

Juan se releva et détourna les yeux du canal.

– Oui, demain.

– Allez, viens, reprit l’homme, offre-moi un verre.

Il ajouta en désignant l’océan du menton.

– C’est pas bon de rester à regarder ça tout seul, allons au Chilien.

– Va pour le Chilien, dit Juan.

Et ils s’éloignèrent sur la ligne parfaite et pure de la jetée. Face au vent leurs silhouettes courbes se détachaient sur le ciel clair. Quand ils pénétrèrent dans le café, l’homme leva une main les doigt en V vers le chilien ¡ Dos dobles !

Plus tard dans la soirée, Juan sortit son portefeuille pour régler les deux tournées qui lui incombait et tandis que le Chilien cherchait la monnaie dans son tiroir caisse, il caressa du doigt la fenêtre en plastique derrière laquelle souriait une enfant soufflait les bougies d’un gâteau anniversaire.