Angelo 627
Quand Dieu se tait, on peut lui faire dire ce qu’on veut.
Jean-Paul Sartre
Le temps est la plus petite chose dont nous disposons.
Ernest Hemingway
Quelque part.
Le couloir était blanc et la porte était blanche. Sur la porte une plaque indiquait « Bureau des Plaintes, Réclamations et Renoncements », avec les majuscules. Avant même que je me décide à frapper, une voix de l’autre côté a dit « Entrez » sur un ton qui était plus un ordre qu’une invitation. J’ai tourné la poignée et je suis entré.
Un N-1 se tenait derrière une table. Il portait un costume blanc impeccable, très doux à l’œil et qui conservait une forme parfaite, de l’alpaca peut-être. Il avait des cheveux entre blond et roux, et des yeux noirs. Il était jeune et beau si on prend les critères partagés par le plus grand nombre, et son visage ne laissait transparaître aucune expression. Il ressemblait en tous points à l’idée qu’on se fait d’un Nmoins 1, quelqu’un qui fréquente les hautes sphères, loin du quotidien. La pièce était vide et il n’y avait ni papier, ni dossier, ni stylo, ni bibelot sur la table, ni coupe de tennis ou de golf. Rien au mur non plus, pas même un diplôme ou une notice de sécurité pour évacuer le bâtiment. Une chaise faisait face à mon examinateur. La mise en scène était soignée.
J’ai pensé, bon, c’est là que ça commence. Ou que ça finit.
Je me suis assis, et j’ai posé mes mains à plat sur mes cuisses.
– Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
Il a dit ça avec cette familiarité aristocratique qui fait semblant de vous traiter en égal et vous rabaisse en même temps.
Ce qui n’allait pas ? En dehors du ton de mon interlocuteur qui était celui d’un chirurgien qui regarde un patient venu se plaindre de maux de tête, j’aurais dit moi, pour commencer, et tout ce qui se trouvait en dehors de ce bureau, l’Organisation, la hiérarchie, un haut management inconscient des réalités, voilà ce qui n’allait pas, et le sentiment d’un échec personnel, c’était ça aussi, c’était surtout ça. De l’autre côté du bureau sa Blancheur a dit :
– Vous pouvez y aller, j’en ai entendues d’autres.
J’imaginais bien qu’il en avait entendues d’autres, depuis le temps, et c’était sans doute ça le problème, la routine et l’indifférence. On continuait, sans s’interroger sur l’efficacité des actions entreprises ni sur leur finalité. La machine tournait à vide. Ils n’étaient qu’une poignée comme lui au sommet de l’Organisation. Au dessus il n’y avait que l’Autorité, le grand Manitou que personne ne voyait jamais. Ils étaient sa garde rapprochée. Mais le voyaient-ils seulement ? La question était de savoir si cette opacité était voulue ou si elle n’était que le fruit d’une désorganisation.
– Commencez par le début, a dit la voix en face de moi, et elle a ajouté, s’il vous plaît.
– Le début… j’ai répété pour me donner du temps. J’ai réfléchi. Comment savoir quand les choses commencent ?
Derrière le bureau, le costume blanc s’est appuyé sur le dossier de sa chaise, comme s’il cherchait une position qui lui éviterait de se froisser.
– Au commencement, il y a le verbe, il a fait, commencez par où vous voulez.
C’était sans doute une façon de me mettre à l’aise.
– C’est le système, en fait, j’ai dit.
Le N-1 m’a regardé sans rien manifester. Finalement, il a souri.
– Le système, comme vous dites, perdure depuis un certain temps, c’est la preuve – il a hésité – qu’il a fait ses preuves.
Et il a eu un hoquet qui était peut-être un essai de rire et j’en ai conclu qu’il appréciait sa formule. Il a posé ses mains à plat sur le bureau et il a avancé son beau visage vers moi.
– Nous avons un peu plus de travail ces derniers temps, c’est vrai, il a concédé. Nous avons beau avoir des effectifs conséquents, c’est parfois difficile.
– Ça ne fait qu’empirer, j’ai dit.
– Soyez plus précis, il a fait, et il a pointé son index vers moi, vous nous donneriez combien sur une échelle de un à vingt.
J’ai été surpris qu’il se prête au jeu de se laisser évaluer, ça ne leur ressemblait pas. Cinq, j’aurais mis cinq. Si un audit était mené, l’Organisation serait jugée pathétiquement peu productive. Mais je me suis contenté de dire :
– En dessous de la moyenne, sensiblement en dessous.
– Vous n’avez pas la « global picture », il a dit en mettant ses doigts en crochets dans le vide. Par ailleurs, je doute que le soi-disant manque d’efficacité de notre administration soit la véritable raison de votre présence.
C’était vrai et je n’ai rien dit. Mais comme j’étais là pour vider mon sac, et que dans ce sac la défiance envers le système avait aussi sa place, j’ai insisté sur l’absence d’objectifs et la déresponsabilisation des opérationnels, parce que personne ne tenait la comptabilité des actions entreprises. J’ai parlé d’un ton que j’essayais de maintenir égal.
– Résultats, objectifs, comptabilité, vous parlez comme eux, il a dit quand je me suis tu.
– L’habitude, j’ai fait.
– Et donc ? il a relancé comme s’il ne savait pas ce qui m’amenait.
– Et donc, ma décision est prise.
Il a levé les yeux au ciel comme s’il y avait autre chose à voir qu’un plafond nu.
– Démissionner, il a soupiré, et il a laissé un blanc, avant d’ajouter, vous n’êtes pas le premier à avoir eu cette idée, cette tentation, il a précisé.
On sentait qu’il avait ce goût pour les mots, comme dans les cours royales ou les empires qui se cassent la figure. Savait-il qu’une rumeur circulait sur l’Autorité qui ne serait plus aux commandes depuis un certain temps ?
Il a approché sa main comme s’il allait me caresser la joue.
– Comprenez-moi bien, il a fait, je ne suis pas là pour vous autoriser à partir, ni pour vous convaincre de rester.
Il a posé les avant-bras sur la table pour se rapprocher et ajouter de l’importance à ce qu’il allait dire.
– Ce dont je veux être sûr, et il a répété, ce dont je veux être sûr, c’est que vous savez dans quoi vous vous engagez, c’est ça qui m’intéresse, il n’y a pas de retour possible. Après ça, nous ne pourrons plus rien pour vous.
Et il est reparti en arrière pour s’appuyer contre le dossier de la chaise et mesurer l’effet de ses paroles.
– J’ai répété que ma décision était prise, qu’elle était prise avant de pénétrer dans ce bureau, et j’ai dit que ça ne m’étonnerait pas qu’elle soit déjà enregistrée dans les archives.
– Les archives ? Mais qui consulte les archives ? il a lancé comme si je parlais sérieusement, comme si le mot réveillait quelque chose de désagréable. Vous savez bien de quoi nous sommes capables, vous connaissez l’histoire, ce qui est fait peut être défait. Nous menons une guerre juste, ne l’oubliez jamais.
C’était le catéchisme de base et je connaissais tout ça par cœur, les milices, les généraux, je n’ignorais rien de la violence de l’Organisation, de son double visage et de son fameux glaive à double tranchant. La sauvagerie dont faisaient preuve ceux qui secondaient l’Autorité dans le règlement des affaires de l’Organisation revenait en boucle dans les bavardages des échelons inférieurs.
– Il n’y a pas d’empire éternel.
Pourquoi est-ce que j’ai éprouvé le besoin de dire ça ? Sans doute, parce que face à l’éternelle arrogance des échelons supérieurs dont celui qui me faisait face était un parfait représentant, c’est cette expression toute faite d’une sagesse purement humaine qui s’est imposée. J’ai réalisé au moment où je la prononçais son caractère provocateur. Il n’y a pas eu de tonnerre, il n’y a pas eu d’éclairs, mais un écran blanc s’est dressé devant moi. Il a grandi d’un coup et il a rempli l’espace de la pièce, comme une avalanche. Son regard sans pupilles s’est abaissé sur moi, comme s’il voulait m’inciter à y lire quelque chose et je dois dire c’était une sensation extrêmement déplaisante.
J’ai dû avoir un mouvement de recul instinctif.
– Je n’ai pas le choix, pas après ce qui est arrivé, j’ai dit.
Ça devait être les mots qu’il attendait, parce qu’il s’est arrêté, s’est rassis et il a passé un main dans ses cheveux cuivrés pour y remettre un peu d’ordre, ne redites jamais une chose pareille. Ensuite il a marqué un temps et il a répété, jamais. Et il m’a invité à poursuivre d’un mouvement du menton.
– Et si vous me racontiez cette histoire ?
On y était.
J’ai dit qu’elle marchait dans la rue, comme des millions d’autres qui marchaient dans la rue, dans cette ville, ce jour-là.
– Vous aviez un pressentiment ?
– Après, c’est venu après, j’ai dit en observant ses mains parfaitement manucurées.
– Je vois.
Bien sûr qu’il voyait, ils voyaient tout. Des milliards d’informations leurs remontaient, mais ils ne les comprenaient plus ou n’avaient plus le temps de les traiter.
– Elle marchait dans la rue, il a répété pour m’inviter à continuer.
Elle n’avait rien de particulier au premier regard, rien d’immédiatement remarquable qui eût permis de la distinguer parmi des millions d’autres. Elle marchait en se projetant en avant, comme si elle allait à la rencontre de quelqu’un, elle donnait cette impression. Elle était brune, de taille moyenne, et son visage ne semblait marqué par aucune préoccupation particulière. Mais elle était, en y regardant de plus près, le genre de personne à qui on a envie de plaire. Comme si elle éveillait un besoin de reconnaissance. Les acteurs ont cette faculté qui n’a rien à voir avec la beauté. C’est une qualité mystérieuse. Je suis allé vers elle comme on a va vers un parfum, comme l’abeille que ses sensilles guident vers le pollen. Je l’ai suivie sur le trottoir, ça s’est fait comme ça, et je suis entré derrière elle dans le bar. Il y avait des boxes le long des murs dans la pénombre, où on pouvait s’installer à quatre, et une lumière plus franche le long du bar et au centre de l’espace, qui tombait sur une dizaine de tables rondes avec sur chacune un photophore allumé. Des mini-haut-parleurs accrochés au quatre coins de l’endroit diffusaient une musique au piano. Un homme trop gros d’un âge moyen se tenait derrière le comptoir et parlait à voix basse avec un couple assis sur des tabourets.
Elle s’est assise dans un des boxes de façon à voir la salle et le bar et elle a eu l’air de réfléchir à ce qu’elle allait prendre, ou alors à la journée qu’elle venait de passer ou au fait qu’elle avait trente-cinq ans. Elle a sorti de son sac un magazine d’architecture et elle a commencé à le feuilleter à la lumière du photophore et d’une ampoule masquée par un demi abat-jour parcheminé fixé au mur.
Deux boxes plus loin, trois cadres en costumes liquidaient une bouteille de vodka dans un seau. Ils fêtaient peut-être quelque chose ou célébraient simplement leur appartenance à une hiérarchie à laquelle ils avaient longtemps aspirée. Celui qui portait des lunettes a fait un aller et retour du regard entre la femme et ses collègues et il a tendu la main à plat, paume en l’air, vers les deux autres, mais les deux autres ont rigolé et personne ne lui a tapé dans la main, et il s’est resservi de la vodka.
Le barman est sorti de derrière son comptoir et il a déposé devant la femme une coupe évasée avec un alcool blanc, une serviette en papier pliée en triangle et une soucoupe d’olives vertes transpercées de piques en bois comme de minuscules banderilles sur des taureaux miniatures. Comme je ne l’avais pas vue commander, j’en ai déduit qu’elle avait ses habitudes.
– D’accord, a dit mon interrogateur derrière le bureau, vous l’avez prise pour cible. Il n’y avait pas urgence, pourtant ?
– Ça pouvait attendre, j’ai répondu.
– Bien, il a fait comme s’il appréciait que je n’essaye pas de finasser.
J’ai dit que j’étais resté là à la regarder, à essayer de comprendre qui elle était.
– Elle vous plaisait, vous aviez envie d’elle, il a dit sans mettre de point d’interrogation.
Mon premier mouvement a été de nier, mais j’ai trouvé cette pudeur stupide et j’ai dit oui.
– El amor y la pena despiertan en mi pecho un ansia ardiente, a fait l’Immaculé dans une espèce de soupir.
Il s’attendait peut-être à une réaction de ma part mais je n’ai rien dit, et comme on pouvait s’y attendre de la part d’un N-1, il s’est senti obligé d’éclairer le N-2 que j’étais, Fray Luis de León, un moine.
C’est comme ça qu’ils géraient les choses, j’ai pensé, avec des citations, des phrases toutes faites, d’anciennes références. Et son costume blanc m’a soudain paru démodé.
J’ai complété :
– Emprisonné par l’Inquisition, sur dénonciation d’un dominicain.
Il a fait comme s’il n’avait rien entendu, et pas un muscle de son visage d’archange n’a bougé.
J’avais hâte d’en finir et j’ai dit qu’il savait très bien comment les choses s’étaient passées, ça ne servait à rien que je continue.
Il a répondu que ce n’était pas de l’histoire que surgissait la vérité, mais de celui qui la racontait. Ça aussi, ça sonnait comme une formule.
J’ai repris mon récit.
La femme a reposé son verre après une première gorgée. La condensation sur les parois avait humecté ses doigts et elle s’est essuyée sur la serviette en papier. Quant elle a relevé les yeux vers la salle, j’étais debout devant elle. Deux boxes plus loin, le cadre à lunettes a fait un signe du menton aux deux autres et nous a désignés la femme et moi. Ensuite, il a fait une grimace à ses collègues, assortie d’une claque sur la table et il était évident qu’il se reprochait de les avoir écoutés au lieu de tenter sa chance.
– Mais vous étiez là.
Je n’ai pas répondu à son sourire. Je me suis contenté de dire qu’après ça, je m’étais présenté.
– Qu’avez-vous dit ?
– Que j’étais son Ange Gardien.
– Elle vous a cru ?
– Non, mais ça l’a amusée. Elle a dit qu’elle ne risquait rien ici, et elle a demandé où étaient mes ailes.
Le son de sa voix était comme de l’ardoise, une pierre douce au toucher qui luit sous la pluie.
– La question des ailes revient souvent, a dit l’Archange.
– Les ailes sont pour les grandes occasions, j’ai dit, pour les cérémonies, on n’en n’a pas besoin pour se déplacer. Même si nous sommes limités par l’indépassable vitesse de la lumière, nous n’en sommes pas réduits à voler à la vitesse des pigeons.
– Et l’auréole ? elle a demandé.
– L’auréole ne fait pas partie du déguisement, c’est une variante régionale, comme les coiffes bretonnes.
– Qu’a-t-elle répondu ?
– Que c’était bien trouvé.
– Ensuite ?
– Ensuite elle a cherché un téléphone qui vibrait dans son sac et elle a demandé, votre nom d’ange, c’est quoi ?
J’ai attendu qu’elle ait fini de fouiller et quand elle a trouvé ce qu’elle cherchait, elle a dit non ça va, et elle a laissé le téléphone dans le sac.
– Angelo 627, j’ai fait.
Elle a hoché la tête, elle a reprit une gorgée d’alcool, et puis elle a demandé ce que signifiait, le numéro.
– Vous le lui avez dit ?
– J’ai dit que quelqu’un avait trouvé plus simple de donner le même prénom à tout le monde.
– Il y a un Angelo 312, un Angelo 27, et un Angelo 142, j’ai fait. Certains se choisissent un pseudonyme, Nelson, Warren, Chung, Ushi, Rodrigo…
– Et vous êtes nombreux ?
– Difficile à dire. Entre collègues, on s’appelle par nos numéros. Chez les Gardiens, personne n’a jamais entendu parler d’un Angelo au-delà de 1001.
Ensuite le barman est arrivé avec un whisky sans glace, et il a posé le verre sur la table. Je n’ai pas eu droit aux olives.
– C’est bien ça ? il a demandé.
Elle a eu l’air surpris, elle ne se rappelait pas m’avoir entendu commander, mais j’aurais pu le faire en entrant, avant de l’accoster.
– C’est bien ça, j’ai répété, sans glace, et j’ai levé mon verre et j’ai dit, trinquons !
– Vous avez dit trinquons ?
J’ai regardé l’archange et il a dit :
– C’est extrêmement… old school, non ?
Je n’ai rien dit. J’ai levé mon verre et j’ai bu.
– La part de l’Ange.
Elle a souri. J’ai ajouté :
– Ce n’est pas une blague très neuve dans la corporation.
– C’est une histoire que vous répétez depuis longtemps, ou vous improvisez ?
– Vous voulez la suite ?
– Et vous avez tout déballé, a dit l’Archange.
J’ai senti au ton de sa voix qu’il n’appréciait pas qu’un Gardien s’épanche auprès d’une humaine en buvant du whisky. On raconte que 714 avait été surpris en état d’ébriété en train de se vanter du nombre de vies qu’il avait sauvées et de faire des démonstrations d’invisibilité et avec les ailes et tout sur une place de village. C’est le genre d’histoire qui se répand.
– Tout, non, j’ai nuancé, il y en aurait pour une éternité. J’ai simplement expliqué comment ça fonctionnait.
– Mille un, ça n’est pas beaucoup pour veiller sur l’humanité, elle a déclaré.
– Certains veillent sur une centaine de cibles, d’autres en gèrent des dizaines de milliers, il n’y a ni quotas ni obligations. Plus on a de cibles plus on a de « secours » à son crédit, c’est statistique. Ça pousse à faire du chiffre pour monter dans la hiérarchie, pourquoi pas devenir archange un jour ? Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un Gardien.
– C’est très injuste, elle a dit, et elle a porté la coupe à ses lèvres. Quand elle l’a reposée le niveau avait à peine baissé.
Les hommes ont prospéré au-delà de toute prévision, j’ai expliqué, et avec le numerus clausus nous avons vite été dépassés.
J’ai fait revenir le barman avec un autre whisky. Cette fois il y avait des olives.
Elle a demandé si j’avais déjà eu affaire à des gens célèbres et j’ai dit que je n’avais veillé sur aucun personnage historique d’envergure. Je n’avais connu ni Socrate, ni Marco Polo, ni Lincoln, ni Ava Gardner.
– La notoriété des cibles n’a que peu d’influence sur nos choix, nous connaissons le caractère aléatoire et pathétiquement transitoire de la célébrité. C’est la nature de l’opération qui est excitante, comme pour un chirurgien, pas celle de l’opéré.
Alors elle a demandé comment on choisissait et j’ai dit que c’était à la tête du client, qu’il n’y avait pas de directives. Entre Gardiens, on évitait d’en parler, comme si ça touchait à quelque chose de trop intime. Personne ne posait jamais la question, en fait.
– Et pour le sexe, vous lui avez dit ?
C’était une façon assez directe d’aborder un sujet qui revenait régulièrement dans les reproches faits à la direction et compliquent les missions.
– Lui dire quoi, que nous avons interdiction de nous en servir ?
Les monothéismes ont toujours eu un problème avec le sexe. La question, dont les textes parlaient peu mais dont on devinait entre les lignes le caractère obsessionnel, tournait en boucle chez les Gardiens qui étaient les seuls à être confrontés au quotidien aux pratiques humaines. Les blagues salaces rapportées du monde d’en bas, même s’il n’est pas plus en bas qu’en haut, ou au milieu, émaillaient les conversations mêmes les plus profondes et les expressions ordurières revenaient souvent pour canaliser une frustration évidente. La sexualité inter species, avec des humains ou des animaux, entraînait une radiation de l’ordre, la perte de son statut et des pouvoirs afférents, immortalité, ubiquité, invisibilité etc. La sexualité inter pares était, quant à elle, formellement, absolument, expressément, catégoriquement, prohibée. En cas de transgression, le coupable s’embrasait d’un coup et disparaissait dans le néant. Au-delà de son caractère spectaculaire, l’effet dissuasif de la peine résidait dans le fait qu’elle était appliquée dans la seconde qui précédait l’acte sexuel. Ce qui signifie qu’il n’était même pas permis au coupable de mourir avec la consolation d’avoir au moins, connu ça. Personne à ma connaissance ne s’était jamais risqué à enfreindre cette loi.
– Le sexe n’est pas le genre de sujet qu’on évoque lors d’une première rencontre, j’ai dit.
– Ensuite ? il a demandé avec un geste impatient de la main, sans doute pour effacer son impair.
– Ensuite, rien, il était tard, et j’avais pas mal de gens dont je devais m’occuper.
Il a hoché la tête mais n’a rien dit.
– C’est la raison que j’ai donnée pour prendre congé, j’avais d’autres visites à rendre.
– Ça n’est pas très – il chercha le mot – élégant d’abandonner une jeune femme dans un bar.
J’ai eu l’impression qu’il essayait de se rattraper en affichant une connaissance des usages qu’il devait tenir d’un vieux manuel de savoir-vivre.
– Vous m’avez sauvé de quelque chose ? elle a demandé alors que j’étais déjà debout, je veux dire, là, pendant que nous parlions ?
– C’est une question pertinente, a dit l’Archange.
– On ne sait jamais à quoi on échappe, j’ai répondu.
Elle a pris son verre et l’a fait tourner dans sa main.
– Hitler a échappé à une quarantaine d’attentats, et il n’y avait personne pour Gandhi, vous expliquez ça comment ?
L’archange a eu un mouvement agacé, comme si une mouche tournait autour de lui. Il a tiré sur une des manches de sa veste immaculée pour la rapprocher du poignet.
– Les mortesl n’ont pas à connaître ce genre de choses, il a lâché. C’était une erreur, vous le savez bien, 313 a trompé nos services, il ne fait plus partie de nos effectifs.
J’ai failli demander comment on pouvait être abusé par quelqu’un à qui on accordait une autonomie entière et absolue. 313 avait passé des années à ne veiller que sur une seule cible, choisie en pleine conscience de son profil et à qui il a porté secours à quarante reprises, et l’Organisation n’avait rien remarqué. C’était au-delà du ratage.
A nouveau, l’Archange m’a fait signe de continuer et j’ai compris que même un N-1 était incapable d’expliquer un tel dysfonctionnement, si c’en était un.
– La femme est rentrée chez elle un peu après que je suis sorti du bar et je l’ai suivie.
Il a commencé à pleuvoir, une pluie si fine et si légère qu’elle voilait à peine l’image de la rue. Elle s’est arrêtée pour acheter des fruits et des légumes et elle a vérifié son apparence dans la porte vitrée d’une armoire à rafraîchir les boissons. Un homme s’est retourné sur son passage et lui a dit quelque chose. Ensuite, elle a pris un autobus et s’est assise dans le fond. Elle en est descendue une vingtaine de minutes plus tard. Elle a salué un commerçant qui aspergeait son bout de trottoir devant sa poissonnerie et un peu plus loin elle a franchi un grand portail de bois peint en vert. Elle a traversé une cour intérieure et puis elle est montée chez elle par l’escalier, au cinquième étage, alors que l’ascenseur attendait au rez-de-chaussée.
– Et vous êtes aussi monté chez elle, a laissé tomber l’Archange.
Je n’ai pas dit que je l’avais vue retirer ses chaussures et sa veste dans l’entrée, ouvrir le frigo, le refermer, passer dans le salon puis dans la chambre. Dans la chambre, elle a ouvert une armoire à double battant, elle a enlevé son chemisier, retiré sa jupe, enlevé son soutien-gorge et pris une robe de chambre accrochée au dos d’un battant qu’elle a enfilé. Elle a refermé l’armoire et elle a enlevé sa culotte qu’elle a déposée sur un fauteuil près du lit. Elle a tiré les rideaux à moitié, elle a pris le livre qui était sur le lit et elle s’est allongée sur le lit. Elle est restée étendue un moment à regarder le plafond, les yeux ouverts, et je me suis demandé à cet instant, s’il y avait une chance qu’elle pense à notre rencontre.
Ensuite, je l’ai regardée lire. Ses jambes nues sortaient de la robe de chambre dont l’échancrure laissait entrevoir un de ses seins. J’aurais pu rester longtemps à l’observer, à la sentir respirer, à partager le même air.
– J’ai cessé la surveillance tard dans la soirée, quand j’ai été certain que s’il devait arriver quelque chose, ça ne serait pas ce soir là. Rien n’indiquait non plus qu’elle se préparait à sortir.
– Qu’avez-vous fait ensuite ?
– Ce qu’on fait tous, capter les signaux des uns et des autres, s’assurer qu’aucun changement majeur ne se produit dans le tissu des événements qui puisse concerner une de nos cibles. Quand on n’a pas besoin de dormir, le travail est un refuge.
– La toute puissance est appréciable, a dit l’Archange, et il a lissé ses cheveux blond-roux du plat de la main droite sur sa tempe.
– C’est aussi un syndrome de névrose obsessionnel qu’on retrouve chez l’enfant, j’ai fait.
J’ai vu passer dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à de l’étonnement, et c’est probablement la dernière chose à laquelle on peut s’attendre de la part d’un N-1.
– Chez l’enfant humain, il a corrigé.
– Laisser un enfant de trois ans armé d’un arc exercer sa toute puissance et décider de l’amour entre les êtres est une lourde responsabilité, j’ai précisé. C’est un curieux profil pour ce genre de mission.
Il a levé un sourcil dans une mimique que j’ai trouvée affectée.
– Dans le cas de Cupidon, a dit l’Archange, je parlerais d’innocence. Par ailleurs ce qui vous semble arbitraire n’est qu’une façon de réintégrer le hasard dans la vie humaine, la prévisibilité c’est la mort, réfléchissez à ça.
– L’innocence est sœur de l’inconscience, j’ai répondu. Combien de couples promis à l’amour vivent dans la détestation ou dans l’ennui, combien se séparent ? La quantité d’échecs pose problème, on ne peut pas appeler ça du travail. Et je ne parle pas de tous ces angelots qu’on retrouve en charge de missions qui les dépassent.
J’ai laissé la phrase en suspens, car j’ai pris conscience que ma tirade pouvait passer pour l’expression amère d’un échec personnel, et quelque chose dans les yeux de mon interlocuteur, un coin de la bouche qui s’est relevé, m’a laissé penser qu’il avait perçu mon oscillation.
– Et après, après votre ronde de nuit ? il a fait.
– Elle s’est réveillée avec le jour. J’ai été inexplicablement heureux de la retrouver. Elle est restée quelques minutes, allongée, les yeux fermés, ensuite elle s’est levée, elle a ouvert en grand les rideaux de la chambre, a consulté son téléphone, et elle a pris une douche pendant que le café passait. Elle est sortie de la douche, a mis une serviette autour de la taille et elle est allée dans la cuisine se servir une tasse de café qu’elle a ramenée dans la salle de bain. C’est le genre de détail qui vous intéresse ? j’ai demandé.
L’archange n’a rien dit, il s’est contenté de joindre les mains devant sa bouche, les coudes sur la table et de fermer les yeux, comme si ma vue l’empêchait d’écouter.
– Ensuite elle a consulté les nouvelles sur un écran avec un deuxième café, et elle s’est habillée. Elle s’est coiffée, s’est maquillée, elle a vérifié que la cafetière était éteinte, et avant de quitter l’appartement, elle a mis la fenêtre de sa chambre sur l’espagnolette.
Je ne suis pas sûr qu’il savait de ce qu’était une espagnolette. Il est resté les yeux fermés, et j’ai continué.
– Elle est descendue à pied, a traversé la cour intérieure, et elle est sortie sur le trottoir quand l’autobus arrivait.
L’Archange a ouvert les yeux.
– Cupidon semble avoir une penchant pour les transports en communs, il a fait. C’est sans doute une façon d’essayer d’être… moderne.
Je n’ai rien dit.
– Et donc il se sont rencontrés, a insisté l’Archange dans un bâillement que j’ai trouvé forcé.
Un homme de taille moyenne, yeux clairs, cheveux courts châtain, des traits réguliers et un nez cassé, quelques années de plus qu’elle. Avant même que la porte de l’autobus ne s’ouvre dans un râle de mourant à l’arrêt suivant, j’ai su que l’homme monterait et qu’il l’aborderait, je l’ai su comme je savais que les choses ne s’arrêteraient pas là. Les Gardiens ne lisent pas dans les pensées, ils se contentent d’intuitions et ne peuvent orienter leur cible que dans le sens de leur prédisposition première, comme l’hypnose, si le sujet s’y refuse, ça ne marche pas. L’homme a remonté la travée centrale et il l’a remarquée en même temps qu’il a découvert la place libre à côté d’elle. Il s’est approché et il a dit quelque chose de banal avant de s’asseoir.
– Un mot banal, une situation banale, un homme banal, a dit l’Archange.
Il y avait une évidente ironie dans sa voix.
– Une fois assis, l’homme s’est présenté, il a dit qu’il était scénariste et qu’elle ressemblait au personnage d’une histoire qu’il avait écrite.
– Un saltimbanque – il a hésité et il a levé un index – ou un baratineur.
Son vocabulaire aussi devait provenir de son vieux manuel, j’ai pensé.
– Il a parlé de lui, j’ai dit pour expliquer la façon dont les choses s’étaient passées.
– C’est souvent le cas des gens qui appartiennent à l’une ou à l’autre de ces deux catégories, il a fait comme s’il avait des statistiques sur la question.
– Il lui a plu, je me suis contenté de dire.
– Ça arrive, il a fait et il a rajouté, entre humains.
Je n’ai pas relevé.
– L’autobus est reparti et elle a écouté son histoire, le temps de parcourir huit arrêts dans une circulation dense.
– J’ai pensé, comme elle avait écouté la mienne.
– Huit arrêts sont plus que suffisants pour raconter la vie de bien des hommes, a dit l’Archange.
Il a prétendu que certaines de ses idées lui venaient dans l’autobus, en écoutant les conversations, ou en observant les gens et la ville autour. Un autobus c’est un travelling, il a déclaré. Il a cité son film le plus connu mais elle ne le connaissait pas. Il n’a pas eu l’air de se vexer parce que ça ne l’a pas empêché ensuite de citer d’autres films encore moins connus qu’il avait écrits.
En face de moi l’Archange a reculé, il s’est touché les commissures des lèvres avec la bouche en « O », comme s’il vérifiait qu’il n’y avait ni salive séchée ni trace de nourriture gênante.
– Vous vous demandez pourquoi lui ? il a fait.
C’était plutôt direct. Bien sûr, je m’étais posé la question.
– Ma théorie, il a dit comme s’il regardait quelqu’un derrière moi, c’est qu’en racontant votre histoire à cette femme dans le bar, vous avez déclenché quelque chose, vous avez ouvert une porte, et quand l’homme s’est présenté à son tour, elle l’a laissé entrer. A défaut d’être logique, l’esprit humain n’en n’est pas moins intelligible.
Il a marqué un silence pour me laisser réfléchir, avant de poursuivre.
– Bien sûr, il s’est passé quelque chose avec cet homme. Nous n’arrivons pas à créer cette nature d’échange, d’échange chimiques avec eux. Nous n’avons rien de très excitant pour l’olfaction humaine, ni phéromones, ni odeurs corporelles. Nous ne sommes même pas capables de comprendre si c’est ce phénomène qui déclenche le tir de Cupidon ou s’il en résulte. L’état de transe qui s’empare de notre jeune archer à cet instant ne lui laisse aucun souvenir de son acte. Comme les épileptiques.
Il m’a laissé digérer son explication dans le silence. C’était la première fois que je n’avais rien à opposer. Finalement, il a repris.
– Revenons à l’autobus. Comment se fait-il que vous soyez arrivé trop tard ?
– Trop tard pour quoi ? Nous ne sommes pas là pour empêcher les gens de se plaire ou de se détester, vous le savez bien. Ce n’est pas mon rôle.
L’Archange a regardé les ongles parfaits de sa main droite sans cals, et il est resté comme ça un moment sans parler.
– Vous ne l’avez pas tué, il a dit en relevant la tête et en me fixant.
J’ai trouvé qu’il mettait l’accélérateur en fin d’entretien.
– Je ne l’ai pas sauvé, j’ai répondu.
Il m’a regardé à nouveau dans les yeux.
– Personne ne dit que le monde est juste, il ne l’est pas. Tout le monde ne peut pas être sauvé de tout.
Il s’est levé et il s’est mit à marcher en rond derrière sa chaise, comme un maître d’école.
– Vous voulez m’entendre dire que nous sommes débordés, oui, nous le sommes, et ça ne date pas d’hier. Mais nous faisons de notre mieux, nous corrigeons beaucoup de choses.
– A la marge, j’ai dit. Nous connaissons tous la situation, elle n’est pas brillante.
Il a montré un espace de deux centimètres entre son pouce et son index.
– C’est à la marge que ça se joue, dans les zones grises, ce que nous appelons les limites de basculement, quand d’un état on passe à un autre, le moment ou un liquide devient un gaz ou un solide. Les Gardiens, si vous me permettez, ne sont qu’une petite partie des effectifs. Leur rôle, est de faire le lien entre la terre et le ciel et de soigner notre image auprès des hommes en leur fournissant matière à inspiration et à reconnaissance. Mais il existe d’autres enjeux, d’une autre envergure, qui ne concernent pas les Gardiens, des batailles que nous livrons et qui vous échappent.
Il ma regardé et il a esquissé un sourire rapide pour m’inviter à terminer l’histoire et me faire comprendre qu’il n’avait pas la journée à me consacrer.
– Quand le bus est arrivé au huitième arrêt, je les ai vus se lever, l’homme et la femme. C’est là qu’elle descendait et lui aussi, c’est du moins ce qu’il a déclaré.
Ils ont longé le couloir central, lui le premier, et quand le bus a freiné, elle s’est appuyée sur son dos pour ne pas tomber, les mains en avant. C’était un dos large et j’ai eu l’impression qu’elle tardait à retirer ses mains alors qu’elle avait déjà retrouvé son équilibre. Les portes se sont ouvertes. Ils sont descendus et quand il a montré le café de l’autre côté de l’avenue, elle a regardé sa montre et elle a accepté son invitation. Il lui a pris la main avec un peu trop d’autorité peut-être, pour traverser devant l’autobus qui n’avait pas encore refermé ses portes, et l’entraîner vers ce moment qu’il avait hâte de partager. Ça s’est joué le temps d’un battement de cils.
– L’instant où une chose n’est pas encore, a dit l’archange en hochant la tête.
L’instant où elle a hésité à se laisser entraîner. J’ai fait remonter à sa conscience quelque chose qui était en elle, comme une bulle vers la surface, l’enseignement d’une mère bien placée pour savoir qu’une femme doit se défendre tout au long de sa vie, même s’il elle n’y était pas toujours parvenue pour son propre compte. Ne laisse jamais les autres décider à ta place. Et quand j’ai fait ressurgir en elle ce principe, elle a lâché la main de l’homme et préféré attendre sur le trottoir que l’autobus reparte.
Il aurait suffit que je soumette à l’homme un principe dont il était convaincu, qu’on ne forçait pas une femme en la tirant par la main ou par les cheveux, par exemple, et il aurait accepté la chose comme une évidence. Il serait resté à ses côtés sur le trottoir.
Mais il était parti pour traverser cette rue, parce que les hommes ne résistent pas au plaisir de montrer qu’ils sont dans l’action, qu’ils n’hésitent pas sur la berge du Rubicon. Je l’ai laissé continuer. Il ignorait que l’autobus à l’arrêt masquait un autre véhicule et que ce n’était pas le Rubicon qu’il franchissait mais le Styx.
– Au risque de me répéter, un monde sans hasard serait insupportable, dit l’Archange, et il posa ses deux mains sur le bureau pour me faire comprendre qu’il était temps de conclure.
– Vous allez la rejoindre, je suppose.
– Après que j’ai laissé mourir celui qu’elle se disposait à aimer ?
Il a marqué un temps et j’ai compris qu’il n’avait pas envisagé la question sous cet angle.
Et puis ses yeux se sont fixés sur moi et c’était comme s’il prenait le contrôle de mon regard et m’obligeait à affronter le vide qu’ils m’offraient.
– Vous serez nu comme un ver, il a dit, vous allez découvrir l’effroi de vivre avec le sentiment que tout peut arriver à chaque instant, une chute, la foudre, une guerre, un virus, une famine, une inondation, une agression, il y a mille raisons de mourir pour un être humain. Vivre dans un tel état de fragilité biologique est inconcevable. La terreur qui l’accompagne imprègne chaque seconde de la courte vie humaine.
– Ils ont l’air d’y arriver quand même, j’ai dit.
L’Archange s’est levé et il a passé une main sur une de ses cuisses comme pour éliminer des miettes ou des poils de chat sur son pantalon parfaitement vierge et sans le moindre faux pli. Je me suis dit qu’il aurait pu porter un chapeau blanc et pourquoi pas une canne, quelque chose qui accentue le caractère décadent de l’Organisation. Et puis il a contourné la table, est passé devant moi et il a ouvert la porte.
– Vous retrouverez votre chemin ? il fait en m’invitant à sortir du bureau.
– Je crois, j’ai dit.
Et je suis sorti.
J’ai senti ses yeux dans mon dos et une brûlure au niveau de l’attache des ailes.
L’enterrement a eu lieu quatre jours plus tard. Une soixantaine de personnes assistaient à la cérémonie. Elle était là. Elle se tenait en retrait de trois groupes qui s’étaient formés et dont il était facile de deviner qu’ils correspondaient à la famille, aux amis et aux collègues. Parfois une personne passait d’un groupe à l’autre. Elle portait un tailleur gris et ses cheveux étaient attachés. J’aurais voulu aller vers elle. On joua trois morceaux que le défunt aimait bien et des proches lurent des choses qui parlaient de lui. D’autres évoquèrent des moments communs. Plusieurs fois l’assistance a ri.
J’ai observé le rituel depuis l’arrière d’une pierre tombale où un angelot de pierre inconsolable levait les yeux au ciel pour l’éternité, et puis je me suis éloigné. J’ai attendu dans l’allée, assis sur le dossier d’un banc, que le cortège quitte le cimetière. Elle est passée devant moi sans me regarder, comme Alida Valli devant Joseph Cotten, à la fin du Troisième Homme, et elle a continué son chemin.
Sur le moment ça ne m’a pas surpris parce que j’avais l’habitude d’être invisible et puis je me suis rappelé ma condition nouvelle et j’ai compris que ce n’était pas ça.
Elle a pu trouver étrange de me voir dans ce cimetière, je suppose, mais elle n’en n’a rien laissé paraître.
Je l’ai regardée s’éloigner et j’ai ressenti cette chose nouvelle, l’impression que mon être était aspiré de l’intérieur et qu’une force sans nom me vidait de mon énergie, et j’ai compris ce que j’étais venu chercher puisque Cupidon avait refusé de décocher sa flèche, une émotion, un chagrin qui me rapprochait des hommes et ferait de moi un être vivant.
Je suis sorti le dernier du cimetière. Les allées sentaient la terre mouillée. L’air était propre. Je suis passé devant les magasins de fleurs et de pierres tombales, et je suis arrivé sur une sorte de place avec des terrasses de cafés, des gens sur les trottoirs qui allaient et venaient, ce qui constitue une partie importante de l’activité humaine, et je me suis mis dans le flot des hommes et des femmes et j’ai avancé avec la certitude que personne ne veillait sur moi.
Angelo 627
Quand Dieu se tait, on peut lui faire dire ce qu’on veut.
Jean-Paul Sartre
Le temps est la plus petite chose dont nous disposons.
Ernest Hemingway
Quelque part.
Le couloir était blanc et la porte était blanche. Sur la porte une plaque indiquait « Bureau des Plaintes, Réclamations et Renoncements », avec les majuscules. Avant même que je me décide à frapper, une voix de l’autre côté a dit « Entrez » sur un ton qui était plus un ordre qu’une invitation. J’ai tourné la poignée et je suis entré.
Un N-1 se tenait derrière une table. Il portait un costume blanc impeccable, très doux à l’œil et qui conservait une forme parfaite, de l’alpaca peut-être. Il avait des cheveux entre blond et roux, et des yeux noirs. Il était jeune et beau si on prend les critères partagés par le plus grand nombre, et son visage ne laissait transparaître aucune expression. Il ressemblait en tous points à l’idée qu’on se fait d’un Nmoins 1, quelqu’un qui fréquente les hautes sphères, loin du quotidien. La pièce était vide et il n’y avait ni papier, ni dossier, ni stylo, ni bibelot sur la table, ni coupe de tennis ou de golf. Rien au mur non plus, pas même un diplôme ou une notice de sécurité pour évacuer le bâtiment. Une chaise faisait face à mon examinateur. La mise en scène était soignée.
J’ai pensé, bon, c’est là que ça commence. Ou que ça finit.
Je me suis assis, et j’ai posé mes mains à plat sur mes cuisses.
– Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
Il a dit ça avec cette familiarité aristocratique qui fait semblant de vous traiter en égal et vous rabaisse en même temps.
Ce qui n’allait pas ? En dehors du ton de mon interlocuteur qui était celui d’un chirurgien qui regarde un patient venu se plaindre de maux de tête, j’aurais dit moi, pour commencer, et tout ce qui se trouvait en dehors de ce bureau, l’Organisation, la hiérarchie, un haut management inconscient des réalités, voilà ce qui n’allait pas, et le sentiment d’un échec personnel, c’était ça aussi, c’était surtout ça. De l’autre côté du bureau sa Blancheur a dit :
– Vous pouvez y aller, j’en ai entendues d’autres.
J’imaginais bien qu’il en avait entendues d’autres, depuis le temps, et c’était sans doute ça le problème, la routine et l’indifférence. On continuait, sans s’interroger sur l’efficacité des actions entreprises ni sur leur finalité. La machine tournait à vide. Ils n’étaient qu’une poignée comme lui au sommet de l’Organisation. Au dessus il n’y avait que l’Autorité, le grand Manitou que personne ne voyait jamais. Ils étaient sa garde rapprochée. Mais le voyaient-ils seulement ? La question était de savoir si cette opacité était voulue ou si elle n’était que le fruit d’une désorganisation.
– Commencez par le début, a dit la voix en face de moi, et elle a ajouté, s’il vous plaît.
– Le début… j’ai répété pour me donner du temps. J’ai réfléchi. Comment savoir quand les choses commencent ?
Derrière le bureau, le costume blanc s’est appuyé sur le dossier de sa chaise, comme s’il cherchait une position qui lui éviterait de se froisser.
– Au commencement, il y a le verbe, il a fait, commencez par où vous voulez.
C’était sans doute une façon de me mettre à l’aise.
– C’est le système, en fait, j’ai dit.
Le N-1 m’a regardé sans rien manifester. Finalement, il a souri.
– Le système, comme vous dites, perdure depuis un certain temps, c’est la preuve – il a hésité – qu’il a fait ses preuves.
Et il a eu un hoquet qui était peut-être un essai de rire et j’en ai conclu qu’il appréciait sa formule. Il a posé ses mains à plat sur le bureau et il a avancé son beau visage vers moi.
– Nous avons un peu plus de travail ces derniers temps, c’est vrai, il a concédé. Nous avons beau avoir des effectifs conséquents, c’est parfois difficile.
– Ça ne fait qu’empirer, j’ai dit.
– Soyez plus précis, il a fait, et il a pointé son index vers moi, vous nous donneriez combien sur une échelle de un à vingt.
J’ai été surpris qu’il se prête au jeu de se laisser évaluer, ça ne leur ressemblait pas. Cinq, j’aurais mis cinq. Si un audit était mené, l’Organisation serait jugée pathétiquement peu productive. Mais je me suis contenté de dire :
– En dessous de la moyenne, sensiblement en dessous.
– Vous n’avez pas la « global picture », il a dit en mettant ses doigts en crochets dans le vide. Par ailleurs, je doute que le soi-disant manque d’efficacité de notre administration soit la véritable raison de votre présence.
C’était vrai et je n’ai rien dit. Mais comme j’étais là pour vider mon sac, et que dans ce sac la défiance envers le système avait aussi sa place, j’ai insisté sur l’absence d’objectifs et la déresponsabilisation des opérationnels, parce que personne ne tenait la comptabilité des actions entreprises. J’ai parlé d’un ton que j’essayais de maintenir égal.
– Résultats, objectifs, comptabilité, vous parlez comme eux, il a dit quand je me suis tu.
– L’habitude, j’ai fait.
– Et donc ? il a relancé comme s’il ne savait pas ce qui m’amenait.
– Et donc, ma décision est prise.
Il a levé les yeux au ciel comme s’il y avait autre chose à voir qu’un plafond nu.
– Démissionner, il a soupiré, et il a laissé un blanc, avant d’ajouter, vous n’êtes pas le premier à avoir eu cette idée, cette tentation, il a précisé.
On sentait qu’il avait ce goût pour les mots, comme dans les cours royales ou les empires qui se cassent la figure. Savait-il qu’une rumeur circulait sur l’Autorité qui ne serait plus aux commandes depuis un certain temps ?
Il a approché sa main comme s’il allait me caresser la joue.
– Comprenez-moi bien, il a fait, je ne suis pas là pour vous autoriser à partir, ni pour vous convaincre de rester.
Il a posé les avant-bras sur la table pour se rapprocher et ajouter de l’importance à ce qu’il allait dire.
– Ce dont je veux être sûr, et il a répété, ce dont je veux être sûr, c’est que vous savez dans quoi vous vous engagez, c’est ça qui m’intéresse, il n’y a pas de retour possible. Après ça, nous ne pourrons plus rien pour vous.
Et il est reparti en arrière pour s’appuyer contre le dossier de la chaise et mesurer l’effet de ses paroles.
– J’ai répété que ma décision était prise, qu’elle était prise avant de pénétrer dans ce bureau, et j’ai dit que ça ne m’étonnerait pas qu’elle soit déjà enregistrée dans les archives.
– Les archives ? Mais qui consulte les archives ? il a lancé comme si je parlais sérieusement, comme si le mot réveillait quelque chose de désagréable. Vous savez bien de quoi nous sommes capables, vous connaissez l’histoire, ce qui est fait peut être défait. Nous menons une guerre juste, ne l’oubliez jamais.
C’était le catéchisme de base et je connaissais tout ça par cœur, les milices, les généraux, je n’ignorais rien de la violence de l’Organisation, de son double visage et de son fameux glaive à double tranchant. La sauvagerie dont faisaient preuve ceux qui secondaient l’Autorité dans le règlement des affaires de l’Organisation revenait en boucle dans les bavardages des échelons inférieurs.
– Il n’y a pas d’empire éternel.
Pourquoi est-ce que j’ai éprouvé le besoin de dire ça ? Sans doute, parce que face à l’éternelle arrogance des échelons supérieurs dont celui qui me faisait face était un parfait représentant, c’est cette expression toute faite d’une sagesse purement humaine qui s’est imposée. J’ai réalisé au moment où je la prononçais son caractère provocateur. Il n’y a pas eu de tonnerre, il n’y a pas eu d’éclairs, mais un écran blanc s’est dressé devant moi. Il a grandi d’un coup et il a rempli l’espace de la pièce, comme une avalanche. Son regard sans pupilles s’est abaissé sur moi, comme s’il voulait m’inciter à y lire quelque chose et je dois dire c’était une sensation extrêmement déplaisante.
J’ai dû avoir un mouvement de recul instinctif.
– Je n’ai pas le choix, pas après ce qui est arrivé, j’ai dit.
Ça devait être les mots qu’il attendait, parce qu’il s’est arrêté, s’est rassis et il a passé un main dans ses cheveux cuivrés pour y remettre un peu d’ordre, ne redites jamais une chose pareille. Ensuite il a marqué un temps et il a répété, jamais. Et il m’a invité à poursuivre d’un mouvement du menton.
– Et si vous me racontiez cette histoire ?
On y était.
J’ai dit qu’elle marchait dans la rue, comme des millions d’autres qui marchaient dans la rue, dans cette ville, ce jour-là.
– Vous aviez un pressentiment ?
– Après, c’est venu après, j’ai dit en observant ses mains parfaitement manucurées.
– Je vois.
Bien sûr qu’il voyait, ils voyaient tout. Des milliards d’informations leurs remontaient, mais ils ne les comprenaient plus ou n’avaient plus le temps de les traiter.
– Elle marchait dans la rue, il a répété pour m’inviter à continuer.
Elle n’avait rien de particulier au premier regard, rien d’immédiatement remarquable qui eût permis de la distinguer parmi des millions d’autres. Elle marchait en se projetant en avant, comme si elle allait à la rencontre de quelqu’un, elle donnait cette impression. Elle était brune, de taille moyenne, et son visage ne semblait marqué par aucune préoccupation particulière. Mais elle était, en y regardant de plus près, le genre de personne à qui on a envie de plaire. Comme si elle éveillait un besoin de reconnaissance. Les acteurs ont cette faculté qui n’a rien à voir avec la beauté. C’est une qualité mystérieuse. Je suis allé vers elle comme on a va vers un parfum, comme l’abeille que ses sensilles guident vers le pollen. Je l’ai suivie sur le trottoir, ça s’est fait comme ça, et je suis entré derrière elle dans le bar. Il y avait des boxes le long des murs dans la pénombre, où on pouvait s’installer à quatre, et une lumière plus franche le long du bar et au centre de l’espace, qui tombait sur une dizaine de tables rondes avec sur chacune un photophore allumé. Des mini-haut-parleurs accrochés au quatre coins de l’endroit diffusaient une musique au piano. Un homme trop gros d’un âge moyen se tenait derrière le comptoir et parlait à voix basse avec un couple assis sur des tabourets.
Elle s’est assise dans un des boxes de façon à voir la salle et le bar et elle a eu l’air de réfléchir à ce qu’elle allait prendre, ou alors à la journée qu’elle venait de passer ou au fait qu’elle avait trente-cinq ans. Elle a sorti de son sac un magazine d’architecture et elle a commencé à le feuilleter à la lumière du photophore et d’une ampoule masquée par un demi abat-jour parcheminé fixé au mur.
Deux boxes plus loin, trois cadres en costumes liquidaient une bouteille de vodka dans un seau. Ils fêtaient peut-être quelque chose ou célébraient simplement leur appartenance à une hiérarchie à laquelle ils avaient longtemps aspirée. Celui qui portait des lunettes a fait un aller et retour du regard entre la femme et ses collègues et il a tendu la main à plat, paume en l’air, vers les deux autres, mais les deux autres ont rigolé et personne ne lui a tapé dans la main, et il s’est resservi de la vodka.
Le barman est sorti de derrière son comptoir et il a déposé devant la femme une coupe évasée avec un alcool blanc, une serviette en papier pliée en triangle et une soucoupe d’olives vertes transpercées de piques en bois comme de minuscules banderilles sur des taureaux miniatures. Comme je ne l’avais pas vue commander, j’en ai déduit qu’elle avait ses habitudes.
– D’accord, a dit mon interrogateur derrière le bureau, vous l’avez prise pour cible. Il n’y avait pas urgence, pourtant ?
– Ça pouvait attendre, j’ai répondu.
– Bien, il a fait comme s’il appréciait que je n’essaye pas de finasser.
J’ai dit que j’étais resté là à la regarder, à essayer de comprendre qui elle était.
– Elle vous plaisait, vous aviez envie d’elle, il a dit sans mettre de point d’interrogation.
Mon premier mouvement a été de nier, mais j’ai trouvé cette pudeur stupide et j’ai dit oui.
– El amor y la pena despiertan en mi pecho un ansia ardiente, a fait l’Immaculé dans une espèce de soupir.
Il s’attendait peut-être à une réaction de ma part mais je n’ai rien dit, et comme on pouvait s’y attendre de la part d’un N-1, il s’est senti obligé d’éclairer le N-2 que j’étais, Fray Luis de León, un moine.
C’est comme ça qu’ils géraient les choses, j’ai pensé, avec des citations, des phrases toutes faites, d’anciennes références. Et son costume blanc m’a soudain paru démodé.
J’ai complété :
– Emprisonné par l’Inquisition, sur dénonciation d’un dominicain.
Il a fait comme s’il n’avait rien entendu, et pas un muscle de son visage d’archange n’a bougé.
J’avais hâte d’en finir et j’ai dit qu’il savait très bien comment les choses s’étaient passées, ça ne servait à rien que je continue.
Il a répondu que ce n’était pas de l’histoire que surgissait la vérité, mais de celui qui la racontait. Ça aussi, ça sonnait comme une formule.
J’ai repris mon récit.
La femme a reposé son verre après une première gorgée. La condensation sur les parois avait humecté ses doigts et elle s’est essuyée sur la serviette en papier. Quant elle a relevé les yeux vers la salle, j’étais debout devant elle. Deux boxes plus loin, le cadre à lunettes a fait un signe du menton aux deux autres et nous a désignés la femme et moi. Ensuite, il a fait une grimace à ses collègues, assortie d’une claque sur la table et il était évident qu’il se reprochait de les avoir écoutés au lieu de tenter sa chance.
– Mais vous étiez là.
Je n’ai pas répondu à son sourire. Je me suis contenté de dire qu’après ça, je m’étais présenté.
– Qu’avez-vous dit ?
– Que j’étais son Ange Gardien.
– Elle vous a cru ?
– Non, mais ça l’a amusée. Elle a dit qu’elle ne risquait rien ici, et elle a demandé où étaient mes ailes.
Le son de sa voix était comme de l’ardoise, une pierre douce au toucher qui luit sous la pluie.
– La question des ailes revient souvent, a dit l’Archange.
– Les ailes sont pour les grandes occasions, j’ai dit, pour les cérémonies, on n’en n’a pas besoin pour se déplacer. Même si nous sommes limités par l’indépassable vitesse de la lumière, nous n’en sommes pas réduits à voler à la vitesse des pigeons.
– Et l’auréole ? elle a demandé.
– L’auréole ne fait pas partie du déguisement, c’est une variante régionale, comme les coiffes bretonnes.
– Qu’a-t-elle répondu ?
– Que c’était bien trouvé.
– Ensuite ?
– Ensuite elle a cherché un téléphone qui vibrait dans son sac et elle a demandé, votre nom d’ange, c’est quoi ?
J’ai attendu qu’elle ait fini de fouiller et quand elle a trouvé ce qu’elle cherchait, elle a dit non ça va, et elle a laissé le téléphone dans le sac.
– Angelo 627, j’ai fait.
Elle a hoché la tête, elle a reprit une gorgée d’alcool, et puis elle a demandé ce que signifiait, le numéro.
– Vous le lui avez dit ?
– J’ai dit que quelqu’un avait trouvé plus simple de donner le même prénom à tout le monde.
– Il y a un Angelo 312, un Angelo 27, et un Angelo 142, j’ai fait. Certains se choisissent un pseudonyme, Nelson, Warren, Chung, Ushi, Rodrigo…
– Et vous êtes nombreux ?
– Difficile à dire. Entre collègues, on s’appelle par nos numéros. Chez les Gardiens, personne n’a jamais entendu parler d’un Angelo au-delà de 1001.
Ensuite le barman est arrivé avec un whisky sans glace, et il a posé le verre sur la table. Je n’ai pas eu droit aux olives.
– C’est bien ça ? il a demandé.
Elle a eu l’air surpris, elle ne se rappelait pas m’avoir entendu commander, mais j’aurais pu le faire en entrant, avant de l’accoster.
– C’est bien ça, j’ai répété, sans glace, et j’ai levé mon verre et j’ai dit, trinquons !
– Vous avez dit trinquons ?
J’ai regardé l’archange et il a dit :
– C’est extrêmement… old school, non ?
Je n’ai rien dit. J’ai levé mon verre et j’ai bu.
– La part de l’Ange.
Elle a souri. J’ai ajouté :
– Ce n’est pas une blague très neuve dans la corporation.
– C’est une histoire que vous répétez depuis longtemps, ou vous improvisez ?
– Vous voulez la suite ?
– Et vous avez tout déballé, a dit l’Archange.
J’ai senti au ton de sa voix qu’il n’appréciait pas qu’un Gardien s’épanche auprès d’une humaine en buvant du whisky. On raconte que 714 avait été surpris en état d’ébriété en train de se vanter du nombre de vies qu’il avait sauvées et de faire des démonstrations d’invisibilité et avec les ailes et tout sur une place de village. C’est le genre d’histoire qui se répand.
– Tout, non, j’ai nuancé, il y en aurait pour une éternité. J’ai simplement expliqué comment ça fonctionnait.
– Mille un, ça n’est pas beaucoup pour veiller sur l’humanité, elle a déclaré.
– Certains veillent sur une centaine de cibles, d’autres en gèrent des dizaines de milliers, il n’y a ni quotas ni obligations. Plus on a de cibles plus on a de « secours » à son crédit, c’est statistique. Ça pousse à faire du chiffre pour monter dans la hiérarchie, pourquoi pas devenir archange un jour ? Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un Gardien.
– C’est très injuste, elle a dit, et elle a porté la coupe à ses lèvres. Quand elle l’a reposée le niveau avait à peine baissé.
Les hommes ont prospéré au-delà de toute prévision, j’ai expliqué, et avec le numerus clausus nous avons vite été dépassés.
J’ai fait revenir le barman avec un autre whisky. Cette fois il y avait des olives.
Elle a demandé si j’avais déjà eu affaire à des gens célèbres et j’ai dit que je n’avais veillé sur aucun personnage historique d’envergure. Je n’avais connu ni Socrate, ni Marco Polo, ni Lincoln, ni Ava Gardner.
– La notoriété des cibles n’a que peu d’influence sur nos choix, nous connaissons le caractère aléatoire et pathétiquement transitoire de la célébrité. C’est la nature de l’opération qui est excitante, comme pour un chirurgien, pas celle de l’opéré.
Alors elle a demandé comment on choisissait et j’ai dit que c’était à la tête du client, qu’il n’y avait pas de directives. Entre Gardiens, on évitait d’en parler, comme si ça touchait à quelque chose de trop intime. Personne ne posait jamais la question, en fait.
– Et pour le sexe, vous lui avez dit ?
C’était une façon assez directe d’aborder un sujet qui revenait régulièrement dans les reproches faits à la direction et compliquent les missions.
– Lui dire quoi, que nous avons interdiction de nous en servir ?
Les monothéismes ont toujours eu un problème avec le sexe. La question, dont les textes parlaient peu mais dont on devinait entre les lignes le caractère obsessionnel, tournait en boucle chez les Gardiens qui étaient les seuls à être confrontés au quotidien aux pratiques humaines. Les blagues salaces rapportées du monde d’en bas, même s’il n’est pas plus en bas qu’en haut, ou au milieu, émaillaient les conversations mêmes les plus profondes et les expressions ordurières revenaient souvent pour canaliser une frustration évidente. La sexualité inter species, avec des humains ou des animaux, entraînait une radiation de l’ordre, la perte de son statut et des pouvoirs afférents, immortalité, ubiquité, invisibilité etc. La sexualité inter pares était, quant à elle, formellement, absolument, expressément, catégoriquement, prohibée. En cas de transgression, le coupable s’embrasait d’un coup et disparaissait dans le néant. Au-delà de son caractère spectaculaire, l’effet dissuasif de la peine résidait dans le fait qu’elle était appliquée dans la seconde qui précédait l’acte sexuel. Ce qui signifie qu’il n’était même pas permis au coupable de mourir avec la consolation d’avoir au moins, connu ça. Personne à ma connaissance ne s’était jamais risqué à enfreindre cette loi.
– Le sexe n’est pas le genre de sujet qu’on évoque lors d’une première rencontre, j’ai dit.
– Ensuite ? il a demandé avec un geste impatient de la main, sans doute pour effacer son impair.
– Ensuite, rien, il était tard, et j’avais pas mal de gens dont je devais m’occuper.
Il a hoché la tête mais n’a rien dit.
– C’est la raison que j’ai donnée pour prendre congé, j’avais d’autres visites à rendre.
– Ça n’est pas très – il chercha le mot – élégant d’abandonner une jeune femme dans un bar.
J’ai eu l’impression qu’il essayait de se rattraper en affichant une connaissance des usages qu’il devait tenir d’un vieux manuel de savoir-vivre.
– Vous m’avez sauvé de quelque chose ? elle a demandé alors que j’étais déjà debout, je veux dire, là, pendant que nous parlions ?
– C’est une question pertinente, a dit l’Archange.
– On ne sait jamais à quoi on échappe, j’ai répondu.
Elle a pris son verre et l’a fait tourner dans sa main.
– Hitler a échappé à une quarantaine d’attentats, et il n’y avait personne pour Gandhi, vous expliquez ça comment ?
L’archange a eu un mouvement agacé, comme si une mouche tournait autour de lui. Il a tiré sur une des manches de sa veste immaculée pour la rapprocher du poignet.
– Les mortesl n’ont pas à connaître ce genre de choses, il a lâché. C’était une erreur, vous le savez bien, 313 a trompé nos services, il ne fait plus partie de nos effectifs.
J’ai failli demander comment on pouvait être abusé par quelqu’un à qui on accordait une autonomie entière et absolue. 313 avait passé des années à ne veiller que sur une seule cible, choisie en pleine conscience de son profil et à qui il a porté secours à quarante reprises, et l’Organisation n’avait rien remarqué. C’était au-delà du ratage.
A nouveau, l’Archange m’a fait signe de continuer et j’ai compris que même un N-1 était incapable d’expliquer un tel dysfonctionnement, si c’en était un.
– La femme est rentrée chez elle un peu après que je suis sorti du bar et je l’ai suivie.
Il a commencé à pleuvoir, une pluie si fine et si légère qu’elle voilait à peine l’image de la rue. Elle s’est arrêtée pour acheter des fruits et des légumes et elle a vérifié son apparence dans la porte vitrée d’une armoire à rafraîchir les boissons. Un homme s’est retourné sur son passage et lui a dit quelque chose. Ensuite, elle a pris un autobus et s’est assise dans le fond. Elle en est descendue une vingtaine de minutes plus tard. Elle a salué un commerçant qui aspergeait son bout de trottoir devant sa poissonnerie et un peu plus loin elle a franchi un grand portail de bois peint en vert. Elle a traversé une cour intérieure et puis elle est montée chez elle par l’escalier, au cinquième étage, alors que l’ascenseur attendait au rez-de-chaussée.
– Et vous êtes aussi monté chez elle, a laissé tomber l’Archange.
Je n’ai pas dit que je l’avais vue retirer ses chaussures et sa veste dans l’entrée, ouvrir le frigo, le refermer, passer dans le salon puis dans la chambre. Dans la chambre, elle a ouvert une armoire à double battant, elle a enlevé son chemisier, retiré sa jupe, enlevé son soutien-gorge et pris une robe de chambre accrochée au dos d’un battant qu’elle a enfilé. Elle a refermé l’armoire et elle a enlevé sa culotte qu’elle a déposée sur un fauteuil près du lit. Elle a tiré les rideaux à moitié, elle a pris le livre qui était sur le lit et elle s’est allongée sur le lit. Elle est restée étendue un moment à regarder le plafond, les yeux ouverts, et je me suis demandé à cet instant, s’il y avait une chance qu’elle pense à notre rencontre.
Ensuite, je l’ai regardée lire. Ses jambes nues sortaient de la robe de chambre dont l’échancrure laissait entrevoir un de ses seins. J’aurais pu rester longtemps à l’observer, à la sentir respirer, à partager le même air.
– J’ai cessé la surveillance tard dans la soirée, quand j’ai été certain que s’il devait arriver quelque chose, ça ne serait pas ce soir là. Rien n’indiquait non plus qu’elle se préparait à sortir.
– Qu’avez-vous fait ensuite ?
– Ce qu’on fait tous, capter les signaux des uns et des autres, s’assurer qu’aucun changement majeur ne se produit dans le tissu des événements qui puisse concerner une de nos cibles. Quand on n’a pas besoin de dormir, le travail est un refuge.
– La toute puissance est appréciable, a dit l’Archange, et il a lissé ses cheveux blond-roux du plat de la main droite sur sa tempe.
– C’est aussi un syndrome de névrose obsessionnel qu’on retrouve chez l’enfant, j’ai fait.
J’ai vu passer dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à de l’étonnement, et c’est probablement la dernière chose à laquelle on peut s’attendre de la part d’un N-1.
– Chez l’enfant humain, il a corrigé.
– Laisser un enfant de trois ans armé d’un arc exercer sa toute puissance et décider de l’amour entre les êtres est une lourde responsabilité, j’ai précisé. C’est un curieux profil pour ce genre de mission.
Il a levé un sourcil dans une mimique que j’ai trouvée affectée.
– Dans le cas de Cupidon, a dit l’Archange, je parlerais d’innocence. Par ailleurs ce qui vous semble arbitraire n’est qu’une façon de réintégrer le hasard dans la vie humaine, la prévisibilité c’est la mort, réfléchissez à ça.
– L’innocence est sœur de l’inconscience, j’ai répondu. Combien de couples promis à l’amour vivent dans la détestation ou dans l’ennui, combien se séparent ? La quantité d’échecs pose problème, on ne peut pas appeler ça du travail. Et je ne parle pas de tous ces angelots qu’on retrouve en charge de missions qui les dépassent.
J’ai laissé la phrase en suspens, car j’ai pris conscience que ma tirade pouvait passer pour l’expression amère d’un échec personnel, et quelque chose dans les yeux de mon interlocuteur, un coin de la bouche qui s’est relevé, m’a laissé penser qu’il avait perçu mon oscillation.
– Et après, après votre ronde de nuit ? il a fait.
– Elle s’est réveillée avec le jour. J’ai été inexplicablement heureux de la retrouver. Elle est restée quelques minutes, allongée, les yeux fermés, ensuite elle s’est levée, elle a ouvert en grand les rideaux de la chambre, a consulté son téléphone, et elle a pris une douche pendant que le café passait. Elle est sortie de la douche, a mis une serviette autour de la taille et elle est allée dans la cuisine se servir une tasse de café qu’elle a ramenée dans la salle de bain. C’est le genre de détail qui vous intéresse ? j’ai demandé.
L’archange n’a rien dit, il s’est contenté de joindre les mains devant sa bouche, les coudes sur la table et de fermer les yeux, comme si ma vue l’empêchait d’écouter.
– Ensuite elle a consulté les nouvelles sur un écran avec un deuxième café, et elle s’est habillée. Elle s’est coiffée, s’est maquillée, elle a vérifié que la cafetière était éteinte, et avant de quitter l’appartement, elle a mis la fenêtre de sa chambre sur l’espagnolette.
Je ne suis pas sûr qu’il savait de ce qu’était une espagnolette. Il est resté les yeux fermés, et j’ai continué.
– Elle est descendue à pied, a traversé la cour intérieure, et elle est sortie sur le trottoir quand l’autobus arrivait.
L’Archange a ouvert les yeux.
– Cupidon semble avoir une penchant pour les transports en communs, il a fait. C’est sans doute une façon d’essayer d’être… moderne.
Je n’ai rien dit.
– Et donc il se sont rencontrés, a insisté l’Archange dans un bâillement que j’ai trouvé forcé.
Un homme de taille moyenne, yeux clairs, cheveux courts châtain, des traits réguliers et un nez cassé, quelques années de plus qu’elle. Avant même que la porte de l’autobus ne s’ouvre dans un râle de mourant à l’arrêt suivant, j’ai su que l’homme monterait et qu’il l’aborderait, je l’ai su comme je savais que les choses ne s’arrêteraient pas là. Les Gardiens ne lisent pas dans les pensées, ils se contentent d’intuitions et ne peuvent orienter leur cible que dans le sens de leur prédisposition première, comme l’hypnose, si le sujet s’y refuse, ça ne marche pas. L’homme a remonté la travée centrale et il l’a remarquée en même temps qu’il a découvert la place libre à côté d’elle. Il s’est approché et il a dit quelque chose de banal avant de s’asseoir.
– Un mot banal, une situation banale, un homme banal, a dit l’Archange.
Il y avait une évidente ironie dans sa voix.
– Une fois assis, l’homme s’est présenté, il a dit qu’il était scénariste et qu’elle ressemblait au personnage d’une histoire qu’il avait écrite.
– Un saltimbanque – il a hésité et il a levé un index – ou un baratineur.
Son vocabulaire aussi devait provenir de son vieux manuel, j’ai pensé.
– Il a parlé de lui, j’ai dit pour expliquer la façon dont les choses s’étaient passées.
– C’est souvent le cas des gens qui appartiennent à l’une ou à l’autre de ces deux catégories, il a fait comme s’il avait des statistiques sur la question.
– Il lui a plu, je me suis contenté de dire.
– Ça arrive, il a fait et il a rajouté, entre humains.
Je n’ai pas relevé.
– L’autobus est reparti et elle a écouté son histoire, le temps de parcourir huit arrêts dans une circulation dense.
– J’ai pensé, comme elle avait écouté la mienne.
– Huit arrêts sont plus que suffisants pour raconter la vie de bien des hommes, a dit l’Archange.
Il a prétendu que certaines de ses idées lui venaient dans l’autobus, en écoutant les conversations, ou en observant les gens et la ville autour. Un autobus c’est un travelling, il a déclaré. Il a cité son film le plus connu mais elle ne le connaissait pas. Il n’a pas eu l’air de se vexer parce que ça ne l’a pas empêché ensuite de citer d’autres films encore moins connus qu’il avait écrits.
En face de moi l’Archange a reculé, il s’est touché les commissures des lèvres avec la bouche en « O », comme s’il vérifiait qu’il n’y avait ni salive séchée ni trace de nourriture gênante.
– Vous vous demandez pourquoi lui ? il a fait.
C’était plutôt direct. Bien sûr, je m’étais posé la question.
– Ma théorie, il a dit comme s’il regardait quelqu’un derrière moi, c’est qu’en racontant votre histoire à cette femme dans le bar, vous avez déclenché quelque chose, vous avez ouvert une porte, et quand l’homme s’est présenté à son tour, elle l’a laissé entrer. A défaut d’être logique, l’esprit humain n’en n’est pas moins intelligible.
Il a marqué un silence pour me laisser réfléchir, avant de poursuivre.
– Bien sûr, il s’est passé quelque chose avec cet homme. Nous n’arrivons pas à créer cette nature d’échange, d’échange chimiques avec eux. Nous n’avons rien de très excitant pour l’olfaction humaine, ni phéromones, ni odeurs corporelles. Nous ne sommes même pas capables de comprendre si c’est ce phénomène qui déclenche le tir de Cupidon ou s’il en résulte. L’état de transe qui s’empare de notre jeune archer à cet instant ne lui laisse aucun souvenir de son acte. Comme les épileptiques.
Il m’a laissé digérer son explication dans le silence. C’était la première fois que je n’avais rien à opposer. Finalement, il a repris.
– Revenons à l’autobus. Comment se fait-il que vous soyez arrivé trop tard ?
– Trop tard pour quoi ? Nous ne sommes pas là pour empêcher les gens de se plaire ou de se détester, vous le savez bien. Ce n’est pas mon rôle.
L’Archange a regardé les ongles parfaits de sa main droite sans cals, et il est resté comme ça un moment sans parler.
– Vous ne l’avez pas tué, il a dit en relevant la tête et en me fixant.
J’ai trouvé qu’il mettait l’accélérateur en fin d’entretien.
– Je ne l’ai pas sauvé, j’ai répondu.
Il m’a regardé à nouveau dans les yeux.
– Personne ne dit que le monde est juste, il ne l’est pas. Tout le monde ne peut pas être sauvé de tout.
Il s’est levé et il s’est mit à marcher en rond derrière sa chaise, comme un maître d’école.
– Vous voulez m’entendre dire que nous sommes débordés, oui, nous le sommes, et ça ne date pas d’hier. Mais nous faisons de notre mieux, nous corrigeons beaucoup de choses.
– A la marge, j’ai dit. Nous connaissons tous la situation, elle n’est pas brillante.
Il a montré un espace de deux centimètres entre son pouce et son index.
– C’est à la marge que ça se joue, dans les zones grises, ce que nous appelons les limites de basculement, quand d’un état on passe à un autre, le moment ou un liquide devient un gaz ou un solide. Les Gardiens, si vous me permettez, ne sont qu’une petite partie des effectifs. Leur rôle, est de faire le lien entre la terre et le ciel et de soigner notre image auprès des hommes en leur fournissant matière à inspiration et à reconnaissance. Mais il existe d’autres enjeux, d’une autre envergure, qui ne concernent pas les Gardiens, des batailles que nous livrons et qui vous échappent.
Il ma regardé et il a esquissé un sourire rapide pour m’inviter à terminer l’histoire et me faire comprendre qu’il n’avait pas la journée à me consacrer.
– Quand le bus est arrivé au huitième arrêt, je les ai vus se lever, l’homme et la femme. C’est là qu’elle descendait et lui aussi, c’est du moins ce qu’il a déclaré.
Ils ont longé le couloir central, lui le premier, et quand le bus a freiné, elle s’est appuyée sur son dos pour ne pas tomber, les mains en avant. C’était un dos large et j’ai eu l’impression qu’elle tardait à retirer ses mains alors qu’elle avait déjà retrouvé son équilibre. Les portes se sont ouvertes. Ils sont descendus et quand il a montré le café de l’autre côté de l’avenue, elle a regardé sa montre et elle a accepté son invitation. Il lui a pris la main avec un peu trop d’autorité peut-être, pour traverser devant l’autobus qui n’avait pas encore refermé ses portes, et l’entraîner vers ce moment qu’il avait hâte de partager. Ça s’est joué le temps d’un battement de cils.
– L’instant où une chose n’est pas encore, a dit l’archange en hochant la tête.
L’instant où elle a hésité à se laisser entraîner. J’ai fait remonter à sa conscience quelque chose qui était en elle, comme une bulle vers la surface, l’enseignement d’une mère bien placée pour savoir qu’une femme doit se défendre tout au long de sa vie, même s’il elle n’y était pas toujours parvenue pour son propre compte. Ne laisse jamais les autres décider à ta place. Et quand j’ai fait ressurgir en elle ce principe, elle a lâché la main de l’homme et préféré attendre sur le trottoir que l’autobus reparte.
Il aurait suffit que je soumette à l’homme un principe dont il était convaincu, qu’on ne forçait pas une femme en la tirant par la main ou par les cheveux, par exemple, et il aurait accepté la chose comme une évidence. Il serait resté à ses côtés sur le trottoir.
Mais il était parti pour traverser cette rue, parce que les hommes ne résistent pas au plaisir de montrer qu’ils sont dans l’action, qu’ils n’hésitent pas sur la berge du Rubicon. Je l’ai laissé continuer. Il ignorait que l’autobus à l’arrêt masquait un autre véhicule et que ce n’était pas le Rubicon qu’il franchissait mais le Styx.
– Au risque de me répéter, un monde sans hasard serait insupportable, dit l’Archange, et il posa ses deux mains sur le bureau pour me faire comprendre qu’il était temps de conclure.
– Vous allez la rejoindre, je suppose.
– Après que j’ai laissé mourir celui qu’elle se disposait à aimer ?
Il a marqué un temps et j’ai compris qu’il n’avait pas envisagé la question sous cet angle.
Et puis ses yeux se sont fixés sur moi et c’était comme s’il prenait le contrôle de mon regard et m’obligeait à affronter le vide qu’ils m’offraient.
– Vous serez nu comme un ver, il a dit, vous allez découvrir l’effroi de vivre avec le sentiment que tout peut arriver à chaque instant, une chute, la foudre, une guerre, un virus, une famine, une inondation, une agression, il y a mille raisons de mourir pour un être humain. Vivre dans un tel état de fragilité biologique est inconcevable. La terreur qui l’accompagne imprègne chaque seconde de la courte vie humaine.
– Ils ont l’air d’y arriver quand même, j’ai dit.
L’Archange s’est levé et il a passé une main sur une de ses cuisses comme pour éliminer des miettes ou des poils de chat sur son pantalon parfaitement vierge et sans le moindre faux pli. Je me suis dit qu’il aurait pu porter un chapeau blanc et pourquoi pas une canne, quelque chose qui accentue le caractère décadent de l’Organisation. Et puis il a contourné la table, est passé devant moi et il a ouvert la porte.
– Vous retrouverez votre chemin ? il fait en m’invitant à sortir du bureau.
– Je crois, j’ai dit.
Et je suis sorti.
J’ai senti ses yeux dans mon dos et une brûlure au niveau de l’attache des ailes.
L’enterrement a eu lieu quatre jours plus tard. Une soixantaine de personnes assistaient à la cérémonie. Elle était là. Elle se tenait en retrait de trois groupes qui s’étaient formés et dont il était facile de deviner qu’ils correspondaient à la famille, aux amis et aux collègues. Parfois une personne passait d’un groupe à l’autre. Elle portait un tailleur gris et ses cheveux étaient attachés. J’aurais voulu aller vers elle. On joua trois morceaux que le défunt aimait bien et des proches lurent des choses qui parlaient de lui. D’autres évoquèrent des moments communs. Plusieurs fois l’assistance a ri.
J’ai observé le rituel depuis l’arrière d’une pierre tombale où un angelot de pierre inconsolable levait les yeux au ciel pour l’éternité, et puis je me suis éloigné. J’ai attendu dans l’allée, assis sur le dossier d’un banc, que le cortège quitte le cimetière. Elle est passée devant moi sans me regarder, comme Alida Valli devant Joseph Cotten, à la fin du Troisième Homme, et elle a continué son chemin.
Sur le moment ça ne m’a pas surpris parce que j’avais l’habitude d’être invisible et puis je me suis rappelé ma condition nouvelle et j’ai compris que ce n’était pas ça.
Elle a pu trouver étrange de me voir dans ce cimetière, je suppose, mais elle n’en n’a rien laissé paraître.
Je l’ai regardée s’éloigner et j’ai ressenti cette chose nouvelle, l’impression que mon être était aspiré de l’intérieur et qu’une force sans nom me vidait de mon énergie, et j’ai compris ce que j’étais venu chercher puisque Cupidon avait refusé de décocher sa flèche, une émotion, un chagrin qui me rapprochait des hommes et ferait de moi un être vivant.
Je suis sorti le dernier du cimetière. Les allées sentaient la terre mouillée. L’air était propre. Je suis passé devant les magasins de fleurs et de pierres tombales, et je suis arrivé sur une sorte de place avec des terrasses de cafés, des gens sur les trottoirs qui allaient et venaient, ce qui constitue une partie importante de l’activité humaine, et je me suis mis dans le flot des hommes et des femmes et j’ai avancé avec la certitude que personne ne veillait sur moi.