Et maintenant ?

– 1 –

Le train a glissé le long du quai et le passager qui me faisait face a levé les yeux de son journal, conscient peut-être, que je l’observais. Nos regards se sont croisés et je l’ai vu froncer les sourcils, à peine. Il avait du mal à me remettre. A l’époque nous n’avions pas de prénoms, simplement des numéros. Ses cheveux devenus gris et ses yeux foncés lui donnaient un air distingué. Sous sa veste bleu marine on sentait que le corps était entretenu. Je me suis surpris à rentrer le ventre. Il a replié son journal et il a regardé sa montre. Je me suis levé et j’ai traversé le wagon en direction de la voiture quatorze. Au bar personne ne faisait la queue. J’ai pris un café et une tranche de cake sous cellophane, non, une barre énergétique aux céréales et une bouteille d’eau, s’il vous plaît. La vie est un choix de chaque seconde.

J’ai posé mon ravitaillement sur la tablette, face à la vitre qui déroulait un paysage de campagne brumeux et givré. Il est arrivé juste après moi, il a pris un café et il s’est placé à ma gauche.

– C’est bien vous ? a demandé son reflet dans la vitre.

– Pas ici, j’ai dit.

Il est resté silencieux un moment à remuer son café avec la cuillère en plastique blanche. Je l’ai vu sur le bord de mon champ visuel hocher la tête et porter la tasse de café à sa bouche.

– Ce soir au Corto, un restaurant près du centre, 20h30, j’ai dit.

– Je trouverai.

Je suis retourné à ma place. La sienne est restée libre jusqu’à l’arrivée.

Le Corto était un endroit simple, de qualité acceptable, sans rien de remarquable ni dans le lieu ni dans la clientèle, idéal pour une rencontre discrète.

Je suis arrivé dix minutes avant l’heure et j’ai choisi une table au fond de la salle et je me suis assis dos au mur, face à la porte. J’ai eu droit à l’apéritif de la maison et aux cacahuètes avec les dix-huit traces d’urine. Nous étions en semaine, un couple dînait sans parler et trois hommes près de l’entrée discutaient à voix basse devant une planche de charcuterie. A neuf heures moins le quart personne. A moins cinq j’étais sur le point de quitter les lieux quand le patron est venu vers moi avec un téléphone. J’étais le seul homme attablé et j’imagine qu’il n’a pas dû hésiter longtemps. C’était lui. Il s’est excusé, un incident était arrivé, rien de grave, mais il se trouvait dans l’incapacité de me rejoindre, si je pouvais passer le voir plutôt, il était désolé, il a répété. J’ai répondu d’un ton égal, pas de problème, même si je n’aimais pas cette inversion du rapport. Il avait une adresse ? Au bout du port, à hauteur du virage, dernier ponton, dernier bateau, je trouverais facilement.

Ça aurait fait une petite marche digestive si seulement j’avais dîné. Sur le port les restaurants étaient déserts, février n’était pas le mois le plus animé de l’année. J’ai marché le long du quai. Le vent faisait cliqueter les manilles et les câbles, et les drisses tambourinaient sur les mats. Les pontons flottants dansaient sur l’eau noire et les voiliers alignés bord à bord frottaient leurs pare-battages dans des couinements de caoutchouc mouillé. Parfois une lumière orangée émanait d’une cabine, une silhouette remuait derrière un hublot. Dernier ponton, dernier bateau. C’était là, une de ces maison-bateau à fond plat bon marché à peine capable de naviguer sur un canal, une boite à chaussures en plastique et contreplaqué. Des stores gondolés derrière les vitres rectangulaires de la cabine masquaient l’intérieur. Je suis monté sur la plage avant et mon pas a résonné sur toute la coque. La porte coulissante de la cabine s’est ouverte.

– Entrez, voulez-vous ?

– 2 –

Je me suis réveillé, j’étais habillé, allongé sur un lit d’appoint, le genre qu’on déplie avec un matelas maintenu par des élastiques, face à une fenêtre dont les rideaux bleus laissaient passer une lumière froide. La pièce était meublée sans recherche, une table, trois chaises, un coin cuisine avec du stratifié, des couleurs entre le jaune et le orange façon sud, et du blanc pour calmer, et j’ai supposé une chambre derrière la porte entrouverte au fond. Je me suis levé et je suis allé à la fenêtre. Au bout d’une pelouse fatiguée un massif de lauriers roses déprimés laissait entrevoir une langue de mer grise entre deux collines de terre ocre, mouillée par une pluie fine qui descendait d’un ciel terne et plat. L’hiver est toujours triste au sud, qui n’a prévu ni cheminée profonde, ni peaux de bêtes, ni belle neige ouatée sur le rebord de la fenêtre, confortable à l’œil, ni rien, juste des murs minces et de mauvaise qualité face à une grisaille sinistre qui tue les ombres et les couleurs d’un paysage fait pour vivre dans la vibration primaire de l’été.

J’ai entendu du bruit derrière moi et je me suis retourné.

– Bien dormi ? il a fait en sortant de la chambre.

– Que s’est-il passé ? j’ai demandé.

Il a écarté les bras comme pour accueillir une évidence :

– Ils ont décidés de vous ramener, je crois.

– Où sommes-nous ?

– Sur la côte, pas très loin. Ils ne devraient pas tarder.

– C’est vous le responsable ? j’ai demandé.

– C’est trop d’honneur, il a dit en regardant à son tour par la fenêtre, je n’étais qu’un appât, le train, les retrouvailles, le fait que nous ayons été activés au même moment, un endroit tranquille, le bateau.

– Je n’ai pas fini ce que j’avais à faire, ma mission n’est pas terminée.

– C’est sans doute ce qu’ils vous reprochent. Vous avez eu tout le temps nécessaire.

Je n’aimais pas la tonalité qu’il employait, je l’ai interrompu,

– Votre tâche n’était  rien comparée à la mienne.

– Vous avez eu quarante ans pour la mener à bien.

À ça, je n’ai rien trouvé à répondre. J’ai dit :

– Je ne veux pas attendre comme ça, allons marcher, la pluie s’est arrêtée. Ils nous trouveront de toutes façons.

Nous sommes sortis de la Calanque et nous nous sommes dirigé vers la ville et le port. Je lui ai demandé s’il savait quelque chose, sur mon statut, sur ce qu’ils allaient faire de moi, et il a dit, pas la moindre idée, et il a répété, je ne suis qu’un instrument dans cette histoire. Nous avons marché encore sans rien dire et nous sommes arrivés sur le port une vingtaine de minutes plus tard. Il faisait froid et il n’y avait personne. Les terrasses étaient vides et les restaurants fermés, à l’exception d’un bar et d’une pizzeria. Nous nous sommes assis sur deux plots en ciment granuleux face au ciel gris et aux bateaux qui s’ennuyaient rangés côte à côte.

C’est moi qui les ai vus le premier, au bout du quai à la hauteur de la tour octogonale. Ils étaient trois, dans des costumes gris. La sainte Trinité, j’ai pensé.

– Je vous laisse avec eux, il a fait, adieu, et il a tendu la main.

Je me suis contenté de hocher la tête et j’ai regardé sa main.

– Vieille habitude, j’ai dit.

Il a tourné la paume de sa main vers lui et l’a observée, comme s’il la voyait pour la première fois. Il a souri.

– Oui, vieille habitude, il a fait, à leur contact on épouse certains rites.

– Je sais, j’ai dit, et s’il y avait quelqu’un sur cette planète qui pouvait dire ça, c’était bien moi.

J’ai regardé les trois costumes gris avancer vers moi et je me suis dit qu’il allait falloir être convainquant.

– 3 –

Il faisait déjà nuit lorsque j’ai appelé. Il a répondu au moment où je m’apprêtais à raccrocher, à la huitième sonnerie. Peut-être qu’il dormait. Nous nous sommes retrouvés dans le café ouvert sur le port, près de la pizzeria. Il a dit que mon appel l’avait surpris, il ne s’attendait pas à me revoir.

Mais il faisait partie de la pièce et je lui devais une explication. Même s’il n’était qu’un instrument, j’ai ajouté avec une certaine ironie dans la voix.

Le serveur est arrivé, il  a déposé nos consommations sur la table et j’ai attendu qu’il reparte pour me lancer.

– Faire un enfant à une femme, à une terrienne, ça n’est pas si simple, j’ai dit d’emblée, parce que je n’avais pas de temps à perdre et un train à prendre. Mais  comme vous l’avez si bien relevé, j’ai eu quarante ans pour ça.

– Ça n’avait rien de personnel.

Qu’est-ce que la personne ? j’ai pensé.

Il se trouve que ça n’a pas marché, j’ai dit. On a tout essayé. La femme que j’ai choisie s’est révélée stérile.

Il a eu l’air surpris.

– Vous pouviez en changer, faire un enfant à n’importe qui d’autre ? Pourquoi avoir attendu, alors qu’il n’y avait aucune chance avec elle ?

– Le mot qu’ils utilisent est amour.

– De quoi parlez-vous ? il a fait comme si j’essayais de me moquer de lui.

– De la rencontre entre deux individus aussi distants l’un de l’autre que deux systèmes solaires, de quelque chose qui n’était pas supposé arriver, pas à moi, pas à vous, à aucun d’entre nous.

– Mais c’est arrivé et c’est ce qui vous déclasse.

– C’est ce qui me sauve, je dirais. Je ne suis plus utile à personne, maintenant. L’amour corrompt, nous savons bien, il est comme un acide auquel rien ne résiste. Même l’expérience, si elle était tentée maintenant, perdrait de sa valeur, mon esprit est altéré par une passion terrestre, comme un organisme par un virus. Un explorateur contaminé, voilà ce que je suis.

– Ils auraient pu vous reformater ?

– Pour une espèce comme la nôtre, cela a un coût, le voyage retour, la déprogrammation, la réaffectation. Le bénéfice d’une telle opération est discutable. Et puis quelqu’un de mon âge, autant m’abandonner ici. Je deviendrai un sujet d’études.

– Je vois. Et maintenant ?

– Je vais rentrer, et je vais commencer une vie d’homme après avoir fait semblant d’en mener une depuis quarante ans. Elle m’attend.

J’ai regardé ma montre.

– Je vous raccompagne à la gare ? il a demandé, comme s’il me remerciait de quelque chose.

– Avec plaisir, j’ai dit, avec plaisir.